Georges Nivat
Lettre à un ami ukrainien
Publié jeudi 20 février 2014 à 17:06.
Le slaviste Georges Nivat
écrit à son ami éditeur et philosophe Constantin Sigov, qui se trouve
sur la place de l’Indépendance à Kiev
Lettre à un ami ukrainien
En réponse à la lettre de Constantin Sigov, «Surmonter le défi de la peur à Kiev»,
parue dans «Le Monde» du 3 février 2014. Constantin Sigov est
professeur de philosophie, fondateur et directeur des Editions «Dukh i
Litera» (l’Esprit et la Lettre)
Mon
cher Constantin, tu as écrit un témoignage enflammé qui contient aussi
une analyse précise et un portrait magnifique de Liza, l’infirme qui
organise le secours aux blessés.
Nous n’aurions pas pu l’écrire!
De loin nous n’avons pas la possibilité de ce cri du cœur, mais ton cri,
nous l’entendons. Oui, l’Europe d’aujourd’hui s’est faite contre les
deux totalitarismes du siècle passé, en deux étapes: l’Ouest se
cicatrisant lui-même contre son proche suicide collectif, avec les Jean
Monnet, les Elie Wiesel, les Paul Celan, puis l’Est apportant sa lutte
passionnée contre le communisme version stalinienne, avec les héros que
nous avons aimés, vénérés! Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Natalia
Gorbanevskaïa, Walesa, Jean Paul II, Havel, Patocka!
Va-t-on vers une troisième étape, un troisième souffle de l’Europe?
Peut-être. Je ne puis le dire. La grande différence étant qu’il n’y a
pas de héros charismatique pour symboliser et porter la nouvelle
révolte. L’époque semble s’y opposer par sa porosité informatique, qui
abolit la distance, et la distance est sans doute nécessaire au
prophétisme. Et puis nous zappons tous d’un malheur à l’autre…
Pour
comprendre ce qui se passe chez toi, il nous faut relire Michelet,
l’historien – prophète de la Révolution française. Mais toi, ton fils,
tes amis, n’en avez évidemment pas le temps. Vous êtes l’Ukraine
européenne, tout autant que vous êtes l’Ukraine russophile, je me
rappelle tant de colloques où nous parlions l’une et l’autre langue.
Cette
nuit les choses, hélas, hélas! se sont rapprochées de la guerre civile,
et ce dont nous avions peur est peut-être là. Toi et toute l’Université
«Académie Mohyla», enseignants et étudiants, vous êtes engagés, je le
comprends, je vous connais, je vous ai écoutés, vous m’avez reçu, et
même fait votre docteur honoris causa. Ton fils a passé des nuits sur la
place du Maïdan, et je ne connais pas de jeune homme plus doux que lui.
Tu viens de me dire que tu y retournes, toi l’éditeur de Paul Ricœur,
Emmanuel Levinas, tant d’auteurs européens qui sont devenus ukrainiens
depuis que tu as fondé la maison d’édition «L’Esprit et la lettre». Tu
nous as aussi donné de merveilleux, tragiques poètes ukrainiens, comme
le grand Vasyl Stus. L’esprit et la lettre… L’esprit de la liberté
souffle, mais il souffle en rafales. J’espère que la violence va
s’arrêter, qu’on aura le temps et la force de revenir à la lettre.
Tu
représentes l’Ukraine nouvelle qui ne renie rien du passé commun avec
la Russie, mais qui veut avancer. Tu sais que la dénonciation de la
famine provoquée de 1932 a commencé avec Vassili Grossman, le romancier
russe juif qui l’a mise en scène dans le chuchotis bouleversant du héros
de Tout passe. Ce que vous faites, vous les Européens
russophiles de Kiev, est utile à la Russie, à nous Européens de l’Ouest,
et c’est pour ton pays le mieux qu’on puisse faire. N’oubliez pas la
part d’Ukraine qui soit reste indifférente, soit est contre. Je ne peux
l’apprécier, mais je suppose qu’elle est là, quelque part. Car celui que
tu nommes l’Usurpateur fut élu, mais le scrutin universel n’apporte pas
toujours la justice, ni la vérité. Deux critères qui ne relèvent pas du
suffrage universel.
Avant les élections libres il faudra la
réconciliation, puis l’alternance, nécessaire à toute vraie démocratie,
car il est bon que les hommes au pouvoir soient soumis au contrôle de
leur propre pays. Une raison, Constantin, de me joindre à ton vœu, c’est
que dans mon amour de la Russie, j’ai souvent redouté que l’Ukraine
détachée de la Russie en arrive un jour inéluctablement à ce qui
ressemblerait à un choix Europe-Russie. Mais ce ne doit pas être une
alternative, et ce ne le sera pas, tu en es la preuve vivante. Votre
Europe ne sera pas forcément l’Union européenne, et la Russie est
européenne mais sa géographie commande souvent à son histoire. Et votre
Ukraine future devra un jour être un pont entre Europe d’Occident et
Europe eurasienne de Russie, ce vaste condominium de peuples unis par la
langue russe et qui tend la main au Japon et à l’Alaska de l’autre
côté.
Notre Europe issue de la double lutte conte le nazisme et
ses ruines, contre le communisme et son empire est certes devenue un
gigantesque compromis, en manque d’idéal. Mais c’est un compromis auquel
nous sommes attachés, en dépit de tout, car il comprend une part de
paix intérieure, de paix du cœur. Nous aimerions qu’il comprenne plus de
fraternité. Le souffle qui vient de chez vous nous est utile, mais la
violence doit cesser. Ta lettre à nous, Européens, nous fait du bien. A
notre tour nous voulons te faire du bien, par notre compréhension, notre
amour, notre sympathie au sens fort du mot. En te lisant, je voyais
devant mes yeux une Ukraine à la Delacroix! Fasse Dieu que ce ne soit
pas une Ukraine à la Goya! Nous manquons douloureusement de souffle
aujourd’hui. Craignons que ne vienne un Bonaparte. Appelons plutôt un
Jean Paul II, un Sakharov, un Havel ou un Mandela.
Votre Ukraine future devra un jour être un pont entre Europe d’Occident et Europe eurasienne de Russie
Georges Nivat, éminent slaviste, est professeur honoraire de l’Université de Genève
https://www.letemps.ch/opinions/lettre-un-ami-ukrainien
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