Un petit texte sur Chevtchenko écrit avec sympathie.
Combien même en français.
Combien même en français.
Roger
Caillois
Les rivages de l’exil
Le géographe malgré lui
En
1847, Tarass Grégorevitch Chevtchenko a trente-trois ans. Depuis plusieurs
années déjà, il est passé du servage à la liberté, de l’obscurité à la gloire.
Son succès personnel est assuré. Mais sa générosité native ne peut s’accommoder
d’une réussite qui ne concerne que lui et qui laisse dans la misère et l’esclavage
sans issue prévisible tous ceux de Kirilovka (1) et d’autres, innombrables,
bien au-delà de Kirilovka et de Mornitz (2), bien au-delà de Zvenigorod, dans
toute l’Ukraine et sans doute au-delà de l’Ukraine.
Il
supporte mal que les humiliations de son enfance continuent d’être celles des
siens. Il lit dans une société clandestine d’ardents poèmes séditieux. Il est
arrêté et déporté comme simple soldat dans de lointaines forteresses d’au-delà
de l’Oural.
Au premier plan - la djoulamiillka où Taras Chevtchenko passa l'hiver 1848-1849 |
C’est
à ce moment que je m’arrête avant de tourner la page pour essayer de deviner
les sentiments de cet homme mûr et célèbre, sorti de l’inespérable pour lui
Académie des Beaux Arts, familier des salons de Pétersbourg, peintre et poète
livré soudain aux brutalités des adjudants et à la crasse de la caserne. L’enfant
en forme de cube, comme il s’est lui-même assez étrangement appelé, semble en
avoir eu non seulement la forme dure, mais aussi taillé qu’il est en substance
résistante, inentamable, la décisive solidité.
Il
semble aussi obstiné qu’aux jours de son enfance, où il s’enfonçait dans la
campagne ukrainienne jusqu’à tomber de fatigue et de sommeil pour atteindre les
pieux de fer qui, derrière la montagne, soutiennent le ciel. Il ne
retombe pas seulement dans la servitude et l’isolement, après une éclaircie de
bonheur et d’indépendance. D’ordre de Nicolas Ier, il lui est interdit d’écrire
et de peindre, ce qui correspond à l’avant-avant-dernier des échelons
concevables de l’oppressions en matière de création artistique et littéraire.
Il
n’est pas contraint de chanter ou d’illustrer le système qui le persécute, mais
il lui est lourd et insupportable de devoir laisser dans le tiroir la plume et
le pinceau. Aussi écrit-il en secret.
L’année
suivante, le général A.I. Boutakov organise une expédition scientifique pour l’étude
de la faune et de la flore de la mer d’Aral, vaste et peu profonde cuvette d’eau
salée au milieu de déserts. Il requiert les services du dessinateur
Chevtchenko. Mille cinq cents télègues traversent bientôt les solitudes du
Kara-Koum. Elles emportent jusqu’à une goélette démontée.
J’imagine
ce trajet de plus d’un mois à travers un vent chargé de sable qui dessèche
tellement la peau que le visage des jeunes hommes prend vite des rides de
vieillard. Sur les dunes, elles aussi comme la mer toujours recommencées, sur
leurs méandres de cervelle et de madrépore, ne poussent que la laiche et l’armoise,
le saxaoul nain et l’acacia des sables, une végétation cuirassée, coriace,
épineuse, irascible.
Toutefois,
lorsque se retire l’eau momentanée de la fonte des neiges, c’est la brève
explosion multicolore de rapides tulipes et de brusques pavots. Il n’est pas
difficile de conjecturer quelle félicité inattendue la surprise de ces fleurs
passagères, écloses sur le paysage ingrat, dût apporter au peintre, au poète
déporté loin des rives verdoyantes du paresseux Dniepr, là où la terre appartient
depuis si longtemps aux hommes qu’elle est soulevée de loin en loin par les tertres qui recouvrent leurs
dépouilles.
Croquis
et aquarelles se succèdent, à la fois œuvres d’art et documents scientifiques,
profils de côtes et relevés de terrain, qui sont aussi moyens pour l’homme de
prendre possession d’un sol inédit, d’identifier et de décrire de nouvelles espèces
de plantes et d’animaux, de compléter ainsi le cadastre et l’inventaire que l’hôte
de la planète fait de l’étendue et des biens de son habitat.
Je
suis loin d’avoir vu tous les dessins exécutés alors par l’exilé. J’ignore même
si tous ont été conservés où si beaucoup ont été perdus. Il n’importe. Je me
plais à penser qu’on lui doit peut-être la première représentation du rarissime
saumon qu’on ne trouve que dans la mer d’Aral, ou de l’élégant cordium, le
coquillage en forme de cœur, qui s’ouvre dans l’axe perpendiculaire à celui qu’on
attend et qui, de la Méditerranée, est venu, par quel mystère ? proliférer
dans un lac fermé.
L’hiver,
dans l’île de Kos-Aral, Chevtchenko écrit sans arrêt de nouveaux poèmes. Nombres
de ses vers les plus puissants et les plus originaux ont été écrits là.
Ensuite, à Orenbourg, à Novopetrov, où il est pourtant restitué à un régime
draconien, naissent ses meilleures œuvres de prose, notamment son Journal.
Nul
désespoir n’y paraît jamais. Je crois que le 2 août 1859, il quitta Novopetrov
heureux, non seulement de son retour, mais d’avoir fécondé l’adversité et la
solitude.
Dans
les pires moments il ne s’est pas laissé envahir par le découragement.
Simplement, il a produit davantage. Par des dessins de falaises et de
buttes-témoins, par mille esquisses diverses, il a contribué comme il pouvait à
l’extrémité du monde où la répression l’avait envoyé, et puisqu’un général
éclairé lui en avait fourni l’occasion, à l’avancement d’une science qui jusqu’alors
avait dû lui sembler bien étrangère : la géographie. On ne saurait
toujours choisir l’alphabet de son message.
Un
philosophe a remarqué que l’homme d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est, si
l’homme des cavernes, déjà, n’avait pas tenu à léguer à ses descendants un
monde meilleur que celui dont il avait hérité. Chaque génération est logée à la
même enseigne et connaît la même loi silencieuse. Il convient d’honorer en
Chevtchenko, en même temps que le peintre et le poète, un de ces pionniers
opiniâtres qui ont le mieux compris ce premier et permanent devoir de l’homme.
(1) – (2) Kirilovka (canton de Zvenigorod, dans le district de Kiev), était un village que possédait le propriétaire foncier Engelhardt, à qui appartenait toute la famille de Chevtchenko. Les parents de Chevtchenko se rendirent à Kirilovka peu après la naissance de Tarass, qui avait vu le jour au village de Mornitz, près de Kiev.
Source / Джерело : « Courrier de l’Unesco », juin 1964, pp.14-15
Illustrations : l'excellent ІЗБОРНИК (litopys. org.ua)
N.B. Tous les autoportraits de cette page sont de 1849, alors que Taras Chevtchenko est en exil, à Orenbourg. En exil, c'est à dire en Russie.
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