Actuellement je lis, ou plutôt j’étudie avec la
plus grand soin «La Mythologie houtsoule. Dictionnaire ethnolinguistique» de Natalya Khobzeï. Une aide précieuse pour la traduction des Neprosti.
Comment aurais-je su sinon que contrairement à ce qu’affirme le dictionnaire de
Hryntchenko, verkhoblyoudnyk n’est pas un chameau (des chameaux dans les
Carpates ?), mais l’un des Neprosti, le possesseur d’une pièce
magique, qui revient toujours à son propriétaire en ramenant l’argent qui se
trouve autour. C’est intéressant de traduire une œuvre faisant appel à des
réalités si différentes de celles que je peux connaître. Le livre de Natalya
Khobzeï permet aussi de mesurer combien Prokhasko s’éloigne de la mythologie
houtsoule, comment il en joue. Taras Prokhasko est un écrivain pas simple, étrange
et merveilleux.
Nous sommes plus ou moins du même âge, mais nos
vies se sont passées très différemment. Cela dit nous avons en commun notamment
un point de nos biographies : les petits boulots improbables. Ainsi il a
été barman, et moi j’ai été serveur dans un cabaret russe, « La Balalaïka ».
Un endroit parisien étonnant, une cave profondément enfouie dans la montagne
Ste Geneviève. Elle appartenait (et j’espère appartient toujours) à un fameux
joueur de balalaïka : Marc Loutchek. Premier prix du Conservatoire de
balalaïka de Paris, Marék avait formé le meilleur groupe de musiciens
tsiganes de Paris. Pour preuve : les vendredis et les samedis, après la
tournée des restaurants et cabarets russes, au petit matin, les autres musiciens
« russes » venaient là pour boire un coup et jouer pour le plaisir. Ce
qui donnait parfois des jam-sessions fabuleuses.
Un bon souvenir « La Balalaïka ».
Je faisais d’autres choses aussi, par-ci, par-là.
De la traduction technique, de l’interprétariat, pour la télé notamment,
dérushage, sous-titres… En même temps j’étais sur la liste des interprètes du
Quai d’Orsay. Le Protocole exigeant que l’on s’adresse en oukraïnien aux
délégations officielles et l’indépendance ayant pris les Français totalement de
court... Exactement comme lors de la première indépendance. Ainsi étais-je
chargé de traduire pour Mme Koutchma lors de la visite officielle de son
président de mari en 1997. Les Oukraïniens le savent, mais les Français apparemment
l’ignoraient : Mme Koutchma ne parle pas oukraïnien et le comprend avec peine.
Des collègues m’ont raconté son martyre lors de la visite au Canada. Les
Canadiens lui ayant fourni un interprète oukraïnien-français-anglais natif du
lieu et qui ne parlait donc pas la langue des voisins. Cette fois elle avait
pris ses précautions : elle avait amené un interprète personnel. J’avais
donc tout loisir à observer le monde très curieux des relations
internationales et des rencontres au sommet, sans le stress de l’interprète
au travail. « Traduire, c’est comme manger son propre cerveau »
disait Anna Akhmatova lorsqu’interdite de publication elle fut obligée de
traduire pour avoir de quoi manger. Si c’est vrai, et c’est certainement vrai
pour un poète, interpréter c’est le faire dans un fast-food. Manger son propre
cerveau à la va-vite et avec les mains.
– Tiens, j’ai mangé une pomme ce midi, dit
ma fille, ironique.
Bien sûr le petit personnel, dont les interprètes font
certainement parti, ne mange pas à la table des grands de ce monde. D’ailleurs
l’interprète est assis légèrement en retrait lors des festins officiels et
chuchote à l’oreille de l’hôte de marque pendant que celui-ci se remplie la
panse. La cuisine officielle française est excellente, je dois dire. (Ou alors
les Oukraïniens étaient vraiment affamés.) Quant à moi, j’allais manger dans un
établissement de restauration rapide. J’aime bien créer dans
ma vie de petits épisodes ironiques pour mon seul plaisir. Un fast-food
américain, évidemment.
Mais j’étais de retour pour assister au dîner
offert par M. le Ministre des Affaires Etrangères. J’en profitais pour visiter
le Quai d’Orsay côté faste. (Vous n’avez pas idée de la fourmilière, en grande
partie souterraine, que représente le Quai d’Orsay côté employés. Il faut ainsi
un bon quart d’heure pour aller de la porte de service, rue Robert Esnault-Pelterie, au Bureau des
traducteurs.)
Lors de ce dîner il y eu comme une sorte d’incident
diplomatique. Je fus peut-être le seul à en apprécier l’exquise ironie. (Vous
allez comprendre, puisque j’ai gardé l’invitation en souvenir.)
Et ne me demandez pas d’en traduire le sens depuis le langage diplomatique vers la langue des hommes.
Je n'ai vraiment rien d'un diplomate.
Je
suis traducteur d’oukraïnien.
Je traduis les Neprosti de Taras Prokhasko.