Novembre
indigo
I
Les vents salins
caracolaient de par la steppe. De la mer se précipitaient vers les pays
transcaspiens.
... Caucase septentrional.
Les précipices d’azur
inaccessibles suspendaient leur mutisme au-dessus de la stanytsia. Les étoiles
se mettaient à trembler et fuyaient vers l’horizon, vers les montagnes.
Novembre passait indigo,
mystérieux, novembre traînait par les jardins, les potagers, il s’insinuait
sous les toits de chaume, s’en allait avec les vents, emportant son mystère,
s’en allait taciturne.
Le feu n’était pas tout à
fait éteint – il se consumait lentement, et le visage de Vadim semblait animé
sous les ombres changeantes.
La maison se vidait,
chacun partait de son côté : il ne restait plus que deux ou trois personnes.
Les clous s’enfonçaient
sourdement dans le mur.
On devait suspendre des
guirlandes.
Il était tard.
La nuit.
Zimmel parti, claquant des
éperons, Marie demanda, malicieuse :
– Toi aussi tu es
triste ?
– Bien sûr je suis triste.
Mais... Tu me comprends...
Vadim fixait l’âtre d’un
regard dur et sec.
Parfois un coup de vent
faisait sortir de sous son bonnet en peau de mouton une mèche de cheveux qui
retombait sur son front mat.
Serrant sa tête entre les
mains, Marie dit sourdement :
– Oui Vadim, la mélancolie.
Mon cœur et ma raison acceptent les jours qui passent, mais c’est la mélancolie
tout de même. C’est le sentiment que l’on a quand on abandonne les avant-postes
et que l’on n’est pas certain de revenir de sitôt.
Il se taisait.
Marie se recroquevilla sur
sa bûche – chut. Le charbon vert dans l’âtre et dans ses yeux. Verte
aussi sa capote militaire. On l’appelle « le dernier des Mohicans ».
Et c’est vrai : toutes les révolutionnaires sont allées faire des gosses,
mais pas Marie, ni peut-être quelques autres.
Ecoutons les vents salins,
quand silencieux chemine vers l’occident le novembre indigo.
On parla aussi de Zimmel,
des mœurs contemporaines et on parla de la commune.
Vadim est commissaire de
brigade, Maris – chut. La nuit : elle est trop recroquevillée,
Marie est commissaire politique.
Elle avait dit encore,
d’une voix sourde :
– Certaine, incertaine...
Oui, incertaine, sinon je serais allée chercher une autre vérité. Ici c’est la
mélancolie.
– Tu me fais penser à un
crapaud de la révolution géologique, tu sais, ils avaient des têtes d’un
demi-mètre.
Dans les ruelles de la
stanytsia se promenaient les soldats de l’Armée rouge. Et de nouveau dans les
ruelles de la stanytsia caracolait le vent salin.
Droit devant – une vaste
église transperce de sa croix le ciel
muet.
Marie se tenait près d’un
monceau de branches odorantes (pour les guirlandes). Zimmel avait apporté des
herbes des montagnes.
Mais l’odeur, on ne savait
quelle était cette odeur – celle des sapins, des herbes des montagnes ou celle
du novembre indigo ?
Mais peut-être était-ce le
Caucase, ou les villages montagnards, ou peut-être les vents salins.
... « Crapaud ! »
Cela frappa douloureusement.
Mais Marie se souvint
soudain – le médecin du régiment avait dit que Vadim vivait ses derniers jours.
Elle regarda son visage. Une braise se posa juste sous son cœur, brûlante.
... Une toux sèche, comme
un incendie des steppes. C’était Vadim.
Il dit gentiment :
– Assieds-toi plus près,
ma Marie inquiète.
Elle tressaillit :
– Tienne ?
- Et pourquoi pas mienne ?
Ma camarade... Oui : je vais parler à voix basse pour que personne
n’entende. C’est mon plus grand. mystère... Voilà...
(... Dans la nuit bleue
crisse parfois le chadouf – on vient puiser l’eau. Et ça crisse.)
– ... Je suis moi aussi un
romantique. Mais ce n’est pas le même romantisme : je suis amoureux de la
commune. On ne doit parler de cela à personne, comme de son premier amour.
Seulement à toi. Car il faut des années, des millions d’années !
L’inoubliable éternité. Oui Mari, il faut que les choses soient comme elles
sont. Avec la muflerie panfédérale, la bureaucratie, la tragédie dans l’âme de
quelques-uns... Enfin il faut s’arrêter... Oui. Mais réfléchis : il y a le
prolétariat qui n’a toujours pas été poétisé, ce prolétariat a fait avancer l’histoire
à coups de fouet et nous sommes là avec notre ennui, notre insatisfaction.
Est-ce normal ?
De nouveau la braise
brûlait le cœur :
– Toi aussi tu me
rappelles un crapaud du mouvement géologique.
Vadim :
– Ne t’inquiète pas,
Marie...
Marie :
– Ce que je veux se nomme
mouvement en avant et non en arrière, dit-elle brutale et tranchante. Ce n’est
pas là du romantisme.
... Marie – chut.
Elle s’est mise en petit tas et on ne la voit plus. Mais dans ses iris et dans
le blanc de ses yeux il y a des reflets verts. Elle-même disait
d’elle-même : un chien de la révolution – wouaf – wouaf ! Mais elle
n’est pas venue là par hasard : elle connaissait les idées de Figner et
bien d’autres choses.
Le charbon se réduisait en
cendres. Elle regardait le tuberculeux Vadim par en dessous, et tristement elle
pensait à l’amour, elle voulait aimer. Elle le savait – Vadim aussi voulait
aimer.
Vadim se consumait. Le
médecin avait dit qu’il était trop tard pour l’envoyer au sanatorium.
Et toujours : les
clous s’enfonçaient sourdement dans le bois.
Les herbes des montagnes
et les branches de sapin étaient là pour la fête du 7 novembre. Dans trois
jours, dans une station perdue de la plaine caucasienne, on se souviendrait du
jour exultant. Les soldats de l’Armée rouge fleuriraient, arrangeraient le
quartier général, où aurait lieu le meeting-concert, là où vécut le grand
otaman avec sa famille aristocratique.
... A l’occident il y a la
mer. Bien sûr on ne l’entend pas d’ici, mais on la sent. Marie la sentait et
Vadim aussi. La mer fait toujours penser à des millions d’années.
Oui, cela se passait dans
le Caucase, le Caucase septentrional, non loin des montagnes.
Et le jour on voyait les
blancs sommets de l’Elbrouz. Parfois ils semblaient flotter dans le brouillard.
Le feu se mourait. Ils se
taisaient.
Vadim, se réveillant,
parla tout doucement :
– Oui, Marie, j’aime ton
amour. Mais je regarde notre réalité du XXVe siècle, quand notre réalité aura
des cheveux blancs. Et c’est pour cela que j’en suis si amoureux. Toi tu ne le
sens pas, mais moi je le sens : la commune est en marche. Solennelle, elle
s’avance de village en village, et seuls les aveugles ne le voient pas. Mais
les générations futures le comprendront, je le crois. Et que sont nos tragédies
face à cette grandiose symphonie tournée vers le futur ?
A peine Vadim eut-il
terminé sa phrase qu’il porta la main à sa poitrine : une toux sèche,
comme l’incendie des steppes.
Marie se leva et jeta
sombrement :
– Viens !
Marie éteignit la dernière
bûche, et le feu mourut.
En passant ils frappèrent
à la fenêtre.
– C’est bon, camarade
Hoffman, allez vous coucher.
Ils emportèrent les herbes
des montagnes et les sapins. Etait-ce l’odeur des sapins ou des herbes ?
... Ou peut-être était-ce
le Caucase, peut-être les villages montagnards, ou les vents salins ?
Et pendant ce temps les
vents salins caracolaient au-delà de la Caspienne et disparaissaient dans les
sables inconnus.
... Oui, sans doute le
sapin, car seul le sapin exhale cette odeur oubliée.
De retour chez elle Marie
pensa à Vadim. Elle ne voulait pas lui déclarer son amour : son entêtement
l’agaçait.
Puis elle lut une brochure
de Lénine, mais en se couchant elle se souvint de Vadim...
Elle avait mal.
... Elle pensait que
l’amour est si vert ! Comme la fleur de mai. Et soudain cela la frappa :
« Vadim vit ses derniers jours. »
Sur le quartier général
régnait la nuit.
II
Solennelle comme la
commune s’avançait par la République la ruine du schéol séculaire. C’était si
courageux, si spacieux et infini, comme l’océan, parce que le désir brûlait sur
des milliers de labours.
Venant du nord le renne
rose se frayait un chemin par les fourrés profonds de la République.
Marie est allée à l’école.
... Concentration.
... Mais peut-être
était-ce le sage soleil se levant au-delà de la Caspienne.
– « Nous ne sommes
pas des esclaves ! »
Le bourdonnement de la
classe était rude, malhabile.
Cela sentait les labours,
le terroir.
C’était le mystère
suprême, des hommes sombres, incertains comme le brouillard, sortaient de là
avec en eux une joie semblable à une eau transparente, à une eau de source.
Il y avait là une vérité
de millénaires, que nous seuls, les contemporains, avons connue.
...Au déjeuner Hoffman est
venu voir Marie – lisse, gentil, sévère – un bateau sous vapeur, une douce
sagesse.
Il déjeuna avec Marie,
mangeant peu comme toujours.
Toute la journée Marie fut
svelte, agile, une montagnarde, et dans le blanc de ses yeux miroitait l’eau
verte.
Elle (Marie) est la fille
du Kouban du Sud.
– Et Zimmel a encore fait
des siennes, dit Hoffman.
– Quoi encore ?
demanda Marie.
– Et comment donc !
Il a envoyé ses soldats chercher des cartes (vous savez, les femmes, les cartes
et le reste), et on les a noyés dans un puits près de la stanytsia Chkourivska.
On les a ramenés aujourd’hui sur des charrettes.
– Vous devriez être
content. Ne dites-vous pas qu’on ne peut pas se passer de Zimmel ?
Têtu, Hoffman la
coupa :
Bien sûr qu’on ne peut pas
s’en passer. Mais il faut le transformer comme l’eau transforme la pierre,
goutte à goutte.
Il parla encore.
– Dites-moi, demanda
Marie, où s’arrête votre sottise et où commence la contre révolution ?
Vadim chante la même chose : Solennelle la commune s’avance par les
villages. Où est-ce que vous l’avez vue ? Ce n’est qu’ennui partout. Et la
gueule de l’invincible mufle.
– Vous pensez cela ?
– Je suis sûre de cela.
Hoffman s’approcha de la
fenêtre et dit :
– Alors quittez le parti.
– Et pourquoi ne le
quitterez-vous pas, vous ?
Marie se leva.
Hoffman dit,
tranquille :
– Parce que pour des gens
comme moi tout est clair.
– Hmm... logique !
... Et puis ils parlèrent
de l’ennui, des doutes, de Vadim.
Zimmel vint, cliquetis des
éperons, scintillement des chevrons.
Marie sourit :
– Quand on portait les
galons sur les épaules, on coupait les épaules, maintenant on va arracher les
bras.
– Attendez,
camarades ! intervint Zimmel.
Puis, souriant :
– Vous mettez pas martel
en tête... je blaguais...
De la fenêtre on voyait les montagnes et les sommets blancs
de l’Elbrouz. De nouveau les sommets couraient dans le brouillard.
Quelque part les soldats
de l’Armée rouge chantaient des chansons qui s’évanouissaient elles aussi
au-delà de la Caspienne, car les chansons aussi étaient salines et oubliées,
comme des millions d’années.
Les chansons étaient gaies
et tristes – des chansons soviétiques.
Le sapin qu’avait apporté
Zimmel était couché sur les livres, et Marie tenait un rameau à la main.
Zimmel parlait de ses
cosaque que l’on avait retrouvés dans le puits près de la stanytsia
Chkourivska.
Hoffman coupa
sèchement :
– Vous feriez mieux de
vous taire.
Zimmel haussa les
épaules :
– Je pense avoir le droit
de disposer de mes hommes.
Marie s’était mêlée à la conversation
et, malicieuse, l’amena sur la question des normes de l’éthique communiste.
Zimmel s’animait, il
martelait :
1) que l’on ne devait pas
comparer les conditions de vie de tous les communistes ;
2) que les normes de la
morale sexuelle, Kolontaï elle-même ne saurait les trouver ;
3) que la notion de morale
est très « RELATIVE ».
Enfin i dit :
– Chaque communiste doit
être un marchand. C’est ce que dit Lénine. Et quelle est la morale du
marchand ? Si tu ne triches pas, tu ne feras pas de bonnes affaires, voilà
sa morale, voilà son éthique. Un communiste qui a de l’argent et qui ne le fait
pas fructifier est un imbécile.
Et donc ? demanda
Marie.
– Et donc il faudra sans
doute passer la morale à la trappe.
Hoffman s’empourpra :
– Heu... vous allez trop
loin. On peut se faire virer du parti comme ça.
Et soudain il cria à
Zimmel :
– Qu’est-ce que vous
avez... Dieu vous garde ! Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai entendu
ça au centre. Un responsable avait exprimé cette opinion. A la réunion de
parti.
Hoffman se
ressaisit :
– Voilà... et vous, vous
répétez ce qu’un responsable sans cervelle a dit. C’est sans doute un ancien
commis-voyageur qui a dit cela, un petit mercanti.
Et il s’assit sur le lit.
Marie souriait.
Zimmel siffla
démonstrativement.
– L’opposition ouvrière...
Il fit de nouveau claquer
ses éperons et sortit.
Marie regardait par la
fenêtre et pensait à la bourgeoisie panfédérale et à Vadim, machinalement elle
tripotait la branche de sapin. Elle pensait que la bourgeoisie avance et passe
quand point l’aube mais que le grand feu ne s’est pas encore levé à l’est. Cela
faisait trop mal parce que derrière il y avait des mares boueuses, mais il avait
aussi les jours clairs, quand dans chaque nerf pulsait la source de l’entrain
et de la certitude inébranlables, vers la féerie des heures à venir.
Dans l’entrée quelqu’un
cria d’une voix d’agit-prop, en scandant les mots :
– Nous ne sommes pas des
esclaves !
Une autre voix claire lui
répondit :
– Nous ne serons jamais
des esclaves !
Marie songeait encore aux
masses, à leur naïveté d’enfant, à ces millions d’hommes qui des années durant étaient
morts sans broncher, comme les fanatiques du Moyen Age, qui sous la bannière de
l’éternité avaient traversé la plaine de la République en large et en travers.
Hoffman s’était calmé, il
regardait le sapin :
– Notre Vadim, c’est là
qu’il devrait aller, dans la forêt.
Marie se souvint
brusquement. Triste, elle dit :
– C’est cruel...
– Vous parlez de
Vadim ?
– Oui... Toujours ce
cliché idiot : memento mori.
Derrière la fenêtre
avançait le novembre indigo.
La soirée tombait, comme
toujours inconnue et profonde. Elle s’avançait grise et mystérieuse et s’en
allait suivant les vents, par-delà la Caspienne.
Un nuage solitaire venait
parfois de la mer, soudain inquiet il regardait de tous côtés, et s’enfuyait
par-delà l’horizon.
III
Marie rejoignit sa
compagnie.
Trois sections étaient de
garde, il n’y avait pas grand monde dans la maison.
Elle s’approcha de la
lampe.
– Qu’est-ce que vous
écrivez ?
Le soldat traçait une
lettre avec application. Il dit, contrarié :
– Maudite lettre. Je
n’arrive pas à l’écrire. « Tchy ». La lettre « tchy ». On
dirait un « gui », ça ressemble... J’écris à la maison.
Marie s’assit près de lui
pour l’aider.
Elle prit dans sa main la
main rugueuse du soldat et traça la lettre « tchy ».
Ils écrivirent longtemps –
à deux.
... Et dans sa chambre
elle pensa encore longtemps au visage rouge et barbu du soldat de la
République, et à sa lettre « tchy ».
La lettre
« tchy » se tint encore longtemps derrière la fenêtre comme un point
d’interrogation et cela faisait souffrir.
Puis Marie alla chez
Vadim.
Il était tard, mais il
travaillait encore.
Comme une colombe sa main
se posa sur son épaule à lui :
– Ecoute, Vadim !
Vadim se leva et ils
allèrent s’asseoir sur le lit.
De nouveau il avait une
toux sèche, comme un incendie dans la steppe. Elle posa l’oreille sur sa
poitrine.
– Ecoute, Vadim !
– Oui... je t’écoute...
Marie pencha sa tête sur
la tempe de Vadim et flaira l’odeur du corps masculin.
Puis elle dit d’une voix à
peine audible :
– Vadim, je t’aime comme
si tu étais un village de montagne.
Vadim regarda
attentivement Marie :
– Et... moi aussi je
t’aime !
– Mais... reprit-elle
Puis elle s’assit en
tailleur sur le lit et regarda par la fenêtre avec un regard enflammé.
Quelqu’un d’inconnu se tenait près du frêne et doucement, presque
imperceptiblement, triait les feuilles mortes.
Vadim dit, demi sérieux :
– Je te comprends :
des ennemis n’ont pas le temps de s’occuper d’amour.
– Oui, tu es mon ennemi.
Et doucement elle égrena
un petit rire malade.
IV
Au matin du 6 novembre
frappèrent les froids.
Les arbres tremblaient,
les feuilles jouaient une fugue.
Les arbres se dénudaient.
Nudité.
Et les feuilles se
pressaient de tomber – tombaient.
Tombaient. Et tombaient.
Les troncs.
La terre méditait des
pensées profondes. Les vents se taisaient.
Un silence cuivré régnait
dans la stanytsia.
Au loin, de temps en
temps, crissait le chadouf – on puisait l’eau.
Hoffman et ses soldats ont
déjà fleuri la salle. Le meeting-concert est pour demain. Hoffman, toujours
maladroit :
– Paf ! Paf !
Les soldats sont
mécontents :
– Camarade Hoffman !
Pourquoi les commandants n’aidant pas ? Qu’est-ce que c’est, l’ancien
régime ?!
Hoffman, comme lors d’un
meeting spontané :
– Paf ! Paf !
On se calma.
Toute la cour du quartier
général est couverte de lampions, demain on les allumera.
Les souvenirs cuivrés s’en
iront au nord. Demain on ouvrira le grand livre d’azur de la poésie indigo,
éternelle, mondiale.
C’est – la révolution.
Est-ce que les communards
oublieront ce jour ? N’est-ce pas de la poésie grandiose ?
Nous nous enfonçons dans
les nuits bleues, inquiètes, nos pensées s’en vont –
au nord
au sud
à l’ouest
à l’est.
Et l’on flotte au-dessus
de la terre, rêveurs, lointains.
... N’est-ce pas là de la
poésie ?
Demain nous ouvririons le
livre d’azur de la poésie indigo, éternelle, mondiale.
... Marie lisait les
nouvelles d’Europe, à propos de la charrue automatique.
Malicieuse elle dit à
Hoffman :
– Ici on écrit sur la
charrue automatique et aussi qu’en Amérique il y a déjà des armes qui tirent à
cinq cents verstes. Pourrons-nous les rattraper ?
– Ce n’est rien... Lisez
plutôt la Pravda à propos de notre invention dans le domaine de la
fabrication des couleurs. Une affaire mondiale !
... Jusqu’à l’aube Marie
écouta Vadim tousser, derrière le mur. Cela l’inquiétait et elle alla le voir.
– Ecoute, Vadim, il faut
aller à l’air frais.
Vadim semblait sombre.
Mais il parlait encore avec entrain :
– Pourquoi vient-tu si
souvent chez moi ?
– Comment donc :
puisque je t’aime.
– Oui ?
... Marie lui conseilla de
sortir un peu, d’aller chercher le courrier par exemple.
Il accepta.
Zimmel ordonna que l’on
attelle des chevaux à la tatchanka.
Après déjeuner ils
partirent à travers la steppe.
Marie et Vadim dans la
tatchanka et derrière eux Zimmel à cheval. Tout autour la tchornoziom nu et la
steppe, sans fin. A droite passaient les montagnes. Marie était plongée dans
ses pensées. Et Vadim dans les siennes. Zimmel trottait à côté, dans son
manteau de feutre. Marie regardait les montagnes.
– Tu sais, Vadim, je
n’aime pas Zimmel, dit-elle.
– Moi non plus je ne
l’aime pas.
– Il est le symbole de la
muflerie panfédérale.
– Oui.
Vadim toussait beaucoup.
Marie avait mal en le regardant.
Les chemins couraient –
noirs, chemins de steppe. Un soleil blafard chatoyait dans le ciel.
... Zimmel s’approcha et
engagea la conversation.
– Hé, camarades !
Quoi qu’on en dise, j’aime la aste liberté. Vous savez, je suis né dans le
Caucase – peut-être est-ce pour cela que j’aime la liberté. Mon père est du
Kouban et ma mère est Géorgienne. Tout est liberté chez nous. Ecoutez un
peu : Lezguine, Georgien, Kalmyk, Turkmen, Ossete. Entendez-vous la
dureté, la liberté qui résonnent dans ces mots ? Ce sont les habitants de
la profonde mais vigoureuse Colchide. Et Chamil ? Quelle vigueur dans ces
syllabes !
– Continuez, dit Vadim
d’une voix sourde, les Tchetchènes, les Kabardiens. Et à propos de
Chamil : n’était-il pas logé aux frais du tsar ? Je trouve tout cela
passablement ennuyeux. Vous êtes un peu vieux jeu.
Fâché, Zimmel s’éloigna.
Marie, ironique, dit à
Vadim :
– Hé bien, c’est une
victime du romantisme ce Zimmel, un mercanti, un ivrogne, un joueur.
– Simplement ce n’est pas
le même romantisme.
Comme si une dague de
montagnard l’avait frappée droit au cœur, elle cria durement :
– En l’honneur de qui
faut-il composer des hymnes ? De n’importe quel salopard.... simplement
parce q’il se dit communiste ?
– Je ne sais pas. Mais toi
aussi, tu es malade du romantisme.
– Je ne crois pas ;
... Et puis revenaient les
pensées sur les années, ce longs labours. Et le cœur faisait mal, comme une
dent cariée.
Le visage de Vadim
devenait plus obscur.
Et les routes s’en
allaient obscures, routes de steppe.
Il y avait du brouillard
sur l’Elbrouz.
L’air était froid et
transparent.
A l’ouest passait un
château fort. L’ancestrale, la vigoureuse Colchide avait été conquise – et
on avait érigé un château fort.
Ils voyagèrent deux
verstes encore.
... Voilà comment cela
s’est passé :
... Soudain Vadim jeta les
rênes et porta les mains à sa poitrine.
- Qu’est-ce que tu
as ? demanda Marie, inquiète.
Puis elle vit : Vadim
crachait des caillots de sang.
Marie arrêta les chevaux.
Zimmel s’approcha.
Elle posa la tête de Vadim
sur ses genoux et demanda :
– Vadim, qu’est-ce que tu
as ?
Au milieu de la steppe se
tenaient les chevaux et remuaient les oreilles.
Zimmel descendit de son
alezan et l’attacha à la tatchanka.
Bouleversée, elle dit à
Zimmel :
– Retournez à la maison...
vite.
Maintenant les routes
couraient vers l’est.
Obscures, les routes de
steppe.
Marie se souvint :
« Il vit ses derniers jours ; » De nouveau la pointe de la dague
frappa droit au cœur.
Vadim avait fermé les
yeux, il respirait difficilement. Son visage blême devint noir.
L’horreur se refléta dans
les pupilles vertes de Marie. Elle serra la tête de Vadim et anxieuse regarda
vers l’ouest, vers la stanytsia.
La tatchanka allait vers
l’ouest.
– Vadim, qu’est-ce que tu
as ?
Vadim dit d’une voix à
peine audible :**- Ce n’est rien... je me sens déjà mieux...
Marie posa les lèvres sur
sa chevelure :
– Mon chéri...
Zimmel ne se retournait
pas, il pressait les chevaux vers la stanytsia, là où les arbres nus et les tas
de feuilles les accueilleraient.
Le vent se faisait plus
fort.
... Anxieuse Marie
regardait vers l’ouest.
V
Quand on déposa Vadim dans
la chambre, les vents salins de nouveau soufflaient de la mer.
Les vents caracolaient et
disparaissaient au-delà des pays transcaspiens.
Le médecin était venu –
front large, lunettes. Il ne dit rien à Vadim mais une fois dehors il dit à
Marie :
- Cette nuit...
Marie regarda dans se yeux
froids, mais elle se tut.
Un vide s’était fait dans
l’âme.
Hoffman était là.
Le soir venait.
On enfonçait des clous
sourdement dans le mur.
Ce sont les derniers clous
– demain c’est la fête.
Vadim était couché sur le
lit de camp, Marie se tenait debout près de l’étagère.
Derrière la fenêtre errait
le novembre indigo.
Vadim avait une compresse
sur la tête.
Ses paupières étaient
fermées. On avait du mal à respirer. Machinalement elle regardait les livres,
elle regardait attentivement les lettres noires, mais ses pensées étaient loin,
loin des livres, loin de cette chambre.
Elle se rappelait sa
première rencontre avec Vadim et sa lutte constante, presque sans paroles, avec
lui.
Elle se demandait :
foi ou certitude ? Puis elle imagina –
– les routes s’enfuient
quelque part. Nos routes fédérales. Et ne s’arrêtent jamais...Les routes se
tordent de douleur et puis s’enfuient de nouveau. Vadim dit « la
poésie ». Supposons... Mais peut-être les routes ne fuient-elles
pas ? Marie pensait aux coins perdus de notre République, où, le soir, la
jeunesse chante l’Internationale, et, le matin, va travailler pour
l’exploiteur. Les routes sont parties, les poteaux sont partis.
Sur l’un des poteaux il y
avait :
A droite tu iras – le loup
te dévorera.
A gauche tu iras – dans le
ravin périras.
C’est la vérité. C’est la
réalité. Du moins pour elle.
... Mais voilà à nouveau
les coins perdus de notre République. Et Vadim se tient debout. Et le ciel de
Vadim est sans aucun doute brumeux. Alors d’où vient cette certitude ? Ou
peut-être est-ce la foi ?
Mais courent les chemins.
Et sur les chemins courent les frénétiques, et sur les bords des routes
traînent les chargés comme des chameaux. Et les chargés ont le regard clair.
D’où vient cette clarté ?
Et s’assombrissent les
coins perdus de notre République.
... Soudain le vent
tomba...
Le vide emplissait la
rue. ? Des choucas descendaient sur la coupole de l’église, des milliers
de choucas. Ils criaillaient, tombaient, revenaient.
Il semblait que
Tchitchikov était passé ici, il y a peu.
– Thci – tchi !
– Croa ! Croa !
Les nuages se penchaient
au-dessus de la stanytsia. Ils venaient du hameau Zaraïvsky. Soudain Vadim
ouvrit les yeux et appela Marie. Il parlait de manière décousue, les mots
l’étouffaient :
– ... C’est – avant la
mort... les derniers instants de mon mélodrame. La roue a tourné... Mais,
Marie, regarde notre présent... du XXVe siècle... Te souviens-tu :
Dombrovski, Rossel, Delescluze...
.... Pause.
Un peu plus tard il dit
encore :
– Les chrétiens ont leur
Evangile. Et nous...
Oui, Marie... je sais...
pourquoi tu n’as pas été... mienne...
Ses paupières retombèrent.
Marie se taisait. Elle
s’agenouilla près du lit, elle aussi était obscure.
... Et derrière la fenêtre
régnait le vide et les choucas venaient se percher sur la coupole de
l’église :
– Tchi – tchi !
– Croa ! Croa !
Près de l’étagère reposait
le sapin – le bois avait roussi, et les herbes des montagnes avaient fané. Cela
sentait tout de même le sapin.
Quand la lumière baissa
elle alluma la bougie.
Une demi-pénombre
s’installait.
La pénombre fanait elle
aussi.
Marie alla à l’étagère et
de nouveau elle effleura les livres.
Hoffman frappa doucement.
Il demanda en
chuchotant :
– Alors, comment il
va ?
Marie le regarda
stupidement et referma la porte sans répondre.
Et derrière la fenêtre,
dans la stanytsia, le novembre indigo avançait, solennel, vers l’ouest, et disparaissait
dans les sables inconnus des pays transcaspiens.
Vadim était couché les
bras en croix, les cheveux tombant sur son front sombre. Parfois il toussait et
crachait des caillots de sang qui retombaient sur sa poitrine. Dans la chambre
ténébreuse sa chemise avait des reflets rouges.
Les murs gris, austères,
regardaient de toute part.
Vadim se consumait. La
chambre s’emplit de râles.
On aurait dit le
glougloutement de l’eau. Marécages.
Marie regardait Vadim les
mains derrière la tête.
... Dans la nuit Vadim se
mit à attraper l’air de ses mains.
Maris s’approcha du lit.
Soudain elle vit dans les
yeux de Vadim une journée de canicule. Elle prit sa main. Vadim se figea un
instant, mais brusquement il tressaillit et rejeta la tête.
Il attrapait l’air avec la
bouche, on voyait qu’il voulait dire quelque chose mais n’y arrivait pas.
Quelque chose de lointain
passa dans sa tête rêveuse. Bouleversée, Marie dit à haute voix :
– Par les villages avance
solennelle la commune.
Un instant le visage de Vadim
grimaça un sourire.
Alors, frénétique, Marie
pencha la tête et avec fougue elle dit...
... Ce qu’elle dit le
silence l’étouffa.
... Et le silence sentait
le sapin.
Marie regarda le visage
noir et comprit.
Elle s’approcha de la
bougie, l’éteignit et sortit. Elle partit par la stanytsia, dans la steppe,
vers l’ouest.
Bientôt l’air s’agita. De
la mer les vents salins caracolaient.
Dans la nuit bleue on ne
voyait pas s’enfuir les montagnes.
Seule, à droite, la
silhouette du géant Elbrouz.
Marie allait vers l’ouest.
Le Caucase se taisait,
plongé dans ses pensées de montagnes.
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La sirène de la lointaine
briqueterie appelait les ouvriers :
– Hou-ou !
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