Rencontres franco-oukraïniennes au fil des
siècles
Première
partie : « ...en plein XIXe siècle ! » En français ↓ Французькою
La petite ville
allemande d’Ems entra dans l’histoire oukraïnienne le 18 mai 1876. Le bon tzar
Alexandre II y était en cure thermale lorsqu’il signa l’oukaze interdisant
l’usage écrit, ou plutôt imprimé, de la langue oukraïnienne. Mais aussi les
représentations théâtrales en oukraïnien. Et même que l’on chante publiquement dans
cette langue. (Par parenthèse : à une semblable interdiction en 1864, les
Oukraïniens avaient opposé une parade curieuse – le chœur de Mykola Lyssenko
chanta des chansons folkloriques en traduction française.)
Le onzième et dernier
paragraphe de cette prescription secrète enjoint de déporter immédiatement du
pays (kraï, entendez l’Oukraïne) Drahomanov et Tchoubynsky, « agitateurs
incorrigibles et positivement dangereux ». De son auguste main l’Empereur
de toute LA Russie* ordonne que ces deux-là soient placés sous une surveillance
secrète.
Un mot sur l’origine
de cette auguste décision. Peu de temps auparavant les Oukraïniens avaient eu
l’aplomb de traduire et d’imprimer les Evangiles dans leur langue
(« dialecte petit-russien »). L’enquête faite pour le Conseil ad hoc
réuni par le Ministre de l’Intérieur révéla des faits bien plus graves, et
notamment que les Oukraïniens sont allés jusqu’à... traduire en oukraïnien « Taras
Boulba » de Gogol fils ! C’en était
trop, le couperet devait tomber.
Exclu de l’Université
de Kyïv, Mykhaïlo Drahomanov avait déjà quitté l’Empire du tzar pour
s’installer dans la plus vielle démocratie d’Europe, et plus précisément à
Genève. Il y développa une activité débordante de propagandiste. Et pour cela fondé
une imprimerie, celle de la « Hromada » (du nom de l’organisation
secrète des « oukraïnophiles », dont il était le représentant
à l’étranger). Qui était aussi celle du « Robitnyk »
(l’« Ouvrier »). On voit par là les deux vecteurs de cette
propagande : l’émancipation nationale, oukraïnienne et l’émancipation
sociale, socialiste. Nombre d’ouvrages indispensables à la compréhension de
l’Histoire européenne paraîtront là. Comme par exemple « Le Tyrannicide en Russie et l'action de l'Europe occidentale », écrit à l’occasion de l’assassinat
d’Alexandre II, assassinat que Drahomanov condamne étant un opposant farouche
du terrorisme. Une brochure en français. Ou encore, en langue oukraïnienne,
« La vie et la santé du peuple oukraïnien » par Serhiy
Podolynsky, médecin (professeur à l’Ecole de Montpelier), économiste et premier
marxiste oukraïnien. Il publie dans d’autres langues aussi. Ainsi Drahomanov est-il
l’éditeur du tout premier journal en langue yiddish, un journal socialiste
destiné à conscientiser le prolétariat juif (le Bund ne verra le jour que
quelques années plus tard). Il est aussi l’auteur du tout premier projet de
Constitution pour la Russie, qu’il imagine fédérale...
Editeur, journaliste, éthnographe,
polyglotte, polémiste, socialiste, féministe, nationaliste, cosmopolite ...
... Mykhaïlo
Drahomanov est un des grands Européens du XIX siècle. C’est un fait, combien
même inconnu.
photographe inconnu
date, lieu
inconnus
Victor Hugo
par Nadar
Paris
1878
1878
Lorsqu’il apprend par les journaux qu’un Congrès littéraire universel doit se tenir à Paris en juin 1878, Mykhaïlo Drahomanov décide que c’est là la tribune idéale pour dénoncer à la face du monde civilisé l’oukaze liberticide d’Ems. Puisque le Congrès sera présidé par le grand Victor Hugo lui-même !
Le grand, le
grandiose Victor Hugo n’est-il pas, comme lui, féministe, humaniste accompli, comme lui, démocrate
intransigeant, comme lui, anticlérical farouche, comme lui, fédéraliste
visionnaire ? N’a-t-il pas été dix-huit longues années un exilé politique
? Comme Drahomanov l’est aujourd’hui ? Lui, le rebelle contre ce Tzar de
Russie, dont Hugo, le proscrit, avait dit qu’il était « ce monstre de l'omnipotence » qui « tient dans
ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en
knout. » « Despote, autocrate » qui « torture,
comme bon lui semble, des peuples entiers... » ?
« Victor Hugo sur le rocher des Proscrits ». Ile de Jersey, 1853. |
Au citoyen Victor Hugo
Illustre Maître,
J’ai l’honneur de Vous envoyer un exemplaire de mon rapport au Congrès dont vous êtes le président. La cause que je défends et pour laquelle je me permets de vous demander votre concours est celle de la liberté et de la démocratie. Toute votre glorieuse existence a toujours été consacrée à la réalisation de ce noble idéal. J’ose donc espérer que vous voudrez bien honorer mon travail de votre attention. Recevez, illustre Maître, l’assurance de mes sentiments respectueux
M. Dragomanov
En lisant les comptes
rendus du Congrès, l’on est saisi d’un sentiment étrange. Drahomanov est bien
là (on tombe ça et là sur les traces de sa présence), mais il se tait. Pas une
seule parole de lui...
En fait si, il y a
bien quelques phrases de Drahomanov dans cet épais volume. La page 432 commence
par une lettre de Théodore Dostoïevsky. (Le romancier russe se plaint de sa
mauvaise santé. Il ira l’année suivante en cure thermale à Ems.) Puis, à la
suite des jérémiades du fameux «cheap crime writer», nous trouvons cette
lettre :
Genève, 28 mai 1878
Monsieur,
Ayant le désir de présenter au Congrès littéraire de Paris un rapport sur les questions mises à l’ordre du jour de sa séance du 11 juin, un rapport sur la situation de la littérature ruthène ou ouxraïnienne, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir m’inscrire au nombre des membres du Congrès.
Recevez, monsieur, mes civilités empressées.
Michel Dragomanow,
Magistre de l’histoire, ex-professeur de l’Université de Kiew,
membre de la Société géographique de Russie.
Genève, 28 mai 1878
Monsieur,
Ayant le désir de présenter au Congrès littéraire de Paris un rapport sur les questions mises à l’ordre du jour de sa séance du 11 juin, un rapport sur la situation de la littérature ruthène ou ouxraïnienne, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir m’inscrire au nombre des membres du Congrès.
Recevez, monsieur, mes civilités empressées.
Michel Dragomanow,
Magistre de l’histoire, ex-professeur de l’Université de Kiew,
membre de la Société géographique de Russie.
... C’était sans
compter le savoir-faire de contrebandier d’un routard de la parole clandestine :
Drahomanov transportera des exemplaires attachés sous ses vêtements.
Je veux faire connaître au Congrès de Paris la situation faite, en Russie, à la littérature Oukraïnienne, Ruthène ou Petite Russienne, proscrite, persécutée par le gouvernement d'un des plus grands États du monde.
Les membres du Congrès auront peut-être quelque peine à croire que toute une littérature a été proscrite en Europe, et que ce fait, si étrange qu’il puisse paraître, s’est accompli en plein XIX e siècle.
Ainsi commence ce « Rapport ». Qui
il se termine de la sorte :
Nous voulons seulement mettre au grand jour cette injustice criante dont nous sommes les victimes en Russie, ayant la certitude que le Congrès ne restera pas indifférent à nos réclamations et trouvera un moyen pour nous venir en aide.
Il lui faudra
déchanter. Le Congrès littéraire de Paris s’est réuni pour aborder des
questions bien plus importantes : la défense internationale des droits
d’auteur. Comme par exemple la défense des droits des auteurs français dans
l’Empire russe. Pays où éditeurs, traducteurs, adaptateurs et directeurs de
théâtre pillent sans vergogne la propriété intellectuelle française. Et si les
Russes ne veulent pas signer la convention...
Le Président de la
Société des gens de lettres (organisatrice du Congrès), M. Edmond About, est
parfaitement clair sur ce point dans son allocution liminaire à la Séance
d’ouverture, le 11 juin 1878 :
Non pas que nous ayons la pensée de réclamer en Russie la liberté de la presse telle que nous l’avons en France ou qu’elle existe en Angleterre et en Italie, non. Chaque pays a ses mœurs dont il faut tenir compte...
Drahomanov se verra
donc forcé de rester muet tout le long du Congrès littéraire de Paris qui s’achève
le 29 juin 1878. Victor Hugo n’assiste pas au banquet de clôture : la
veille, il avait été victime d’un accident cérébral. Le plus grand poète
français du XIX siècle, hélas, allait perdre l’usage de la parole. Il allait
devenir un poète muet. Un poète oukraïnien en somme.
*
* *
Quelques dix-huit ans
plus tard, un an après la mort de Drahomanov, sa nièce, l’Oukraïnienne,
écrira – en français – un « petit poème en prose, dédié aux poètes et
artistes qui ont eu l’honneur de saluer le couple Impérial Russe à Versailles » :
La poétesse oukraïnienne ne pouvait bien sûr pas savoir que ce furent les Comités de quartiers que l’on a mandatés à Paris pour préparer la réception enthousiaste du bon Tzar et de la douce Tzarine. Ces Comités de quartier créés pour organiser chaque année les réjouissances populaires de la fête nationale française. Oui-da : le 14 Juillet.... Honte à la lyre hypocrite dont les cordes flatteuses remplissaient d’arpèges les salons de Versailles ! Honte aux incantations de la nymphe perfide qui du chaos des siècles évoquait les ténèbres ! Honte aux libres poètes qui devant l’étranger font sonner les anneaux de leur chaînes librement mises ! L’esclavage est ignoble d’autant plus qu’il est libre. Honte à vous, comédiens, qui des lèvres sacrilèges prononciez le grand nom de Molière qui jadis de son rire mordant rongeait l’affreux colosse érigé pour la France par le feu Roi-Soleil. Le fantôme de ce Roi, si pâle à la veille, a rougi de joie à l’accent de vos chants dans la ville de Paris, cette ville régicide dont chaque pierre dit : à bas la tyrannie ! Malheur aux vieilles villes dont les pierres moisies, les lanternes rouillées et les places étroites sont de grands orateurs et ne savent pas se taire…
Savez-vous, grands confrères, qu’est-ce que la misère ? La misère d’un pays que vous nommez si grand ? C’est votre mot favori, ce pauvre mot «de grandeur», le goût de grandiose est inné aux Français.
Lessya Okraïnka et Ariadna Drahomanova (future étudiante à la Sorbonne) |
Dans la lettre
qu’accompagnait ce poème en prose (envoi clandestin), Lessya Oukraïnka
écrivait : « Je Vous demande de rechercher l’adresse de « La
Réforme » ou d’un autre journal français radical ou socialiste (un
qui ne soit pas franco-russe) et d’y envoyer promptement cette pièce ...
J’aimerai qu’il y ai ne serait-ce qu’une seule protestation venue de Russie
contre cette profanation de la poésie et du talent à laquelle se sont abaissé
les Français cette année à Versailles... »
(Ce texte de
1896 est à ce jour inédit en France.)
*
* *
Dès que j’ai eu
l’honneur de lui être présenté, je racontais à Maria Matios cette anecdote
historique de mutisme franco-oukraïnien (version courte). Bien qu’ayant promis
de me tenir coi, je n’ai pas pu m’en empêcher : Mme Matios
arrivait aphone au Festival des Littératures Européennes de Cognac 2012.
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