V. Domontovytch ㉧ В. Домонтович
Sans titre
Dans le laboratoire
du professeur on croisait des Hindous, grands et sveltes, au teint foncé, des
Japonais à lunettes, courtauds et râblés. Des Belges arrivant du Congo, des
Anglais du Népal, des Allemands de Chine. Au laboratoire du professeur venaient
des gens de tous les coins du monde.
La jeune fille
préparait la soupe. Elle souriait gentiment à chaque nouvel arrivant, en disant
dans son anglais encore incertain :
– Nous avons mis
la peste au régime !
C’était là une
plaisanterie de circonstance sanctifié par la tradition et devenu proverbiale
avec la célébrité planétaire du professeur. C’était une forme de salut, une
formule préétablie, à l’image de celles que l’on écrit au dos des cartes
postales de villes étrangères.
Ses cheveux
légèrement roux émergeaient sur les tempes de dessous un foulard blanc, noué à
l’arrière d’un nœud serré.
La peste domestiquée,
enfermée dans les éprouvettes du laboratoire, ne lui faisait pas peur. Mais
elle avait entendu le professeur dire :
– Mon Dieu !
Comment puis-je être certain que le verre de l’éprouvette que je tiens là,
devant vous, n’éclatera pas ?
Ces paroles n’engageaient
à rien. Elles étaient peut-être la trace d’un reproche jamais exprimé, mais à
ce moment précis la jeune fille réalisa que, dans ce laboratoire, elle ne s’appartenait
plus
Elle avait des yeux
gris, des sourcils en demi-cercle grand ouvert, un nez droit et fin. Elle était
laborantine, et sa tâche était de faire la soupe.
Le travail du
laboratoire n’était astreint à aucun horaire. Qui aurait pu dire quand
commençait et quand s’achevait le travail ?
– Ce n’est pas une
administration chez moi ! disait le professeur. – Je ne suis pas un
chef de bureau. Je n’ai pas de préposé au pointage. Qu’est-ce que vous me
voulez ? Que je vous dise comment devenir Pasteur ou Koch ?
Ils ne demandaient rien à personne ! Travaillez !
Il n’y avait pas d’horaires
de travail, pas de fêtes, de festivités d’aucune sorte, ni pour le professeur,
ni pour le vieux portier assis près de la porte, ni pour les invités venus des
quatre coins du monde.
Un soir, bien après
minuit, en remettant dans le tiroir le livre où, à la fin de la journée, il
notait les résultats des expériences en cours, le professeur dit d’une voix
irrésolue :
– Si j’avais moi
aussi droit à une bizarrerie… à un caprice… Ce serait… Je n’aime pas me
promener seul.
Les paroles se sont perdues
dans le silence de l’immense laboratoire. Elle comprit le sens caché des mots
prononcés ; disant cela le professeur cherchait à se faire pardonner. Il n’aurait
pas voulu être insistant.
Ils passaient de
salle en salle : ils marchaient dans le couloir d’une longueur apparemment
infinie, et l’écho de leurs pas se perdait dans les profondeurs crépusculaires
des distances parcourues.
Dans le vestibule
elle s’arrêta devant la glace ; sur le guéridon de marbre, les jambes
repliées, sommeillait un Bouddha millénaire en bronze doré, le professeur l’avait
ramené du Tibet. La jeune fille regardait son reflet, elle-même dédoublée, et
dans son dos les lèvres rasées et les longs favoris poivre et sel. Le vieillard
présentait un canotier au professeur.
Ils savaient :
ce vieillard grisonnant, dans sa livrée bleue frangée d’or, lui non plus ne s’était
jamais appartenu, pas plus que tous les autres. La fille sursauta, parce qu’elle
n’avait que dix-huit ans et le portier en avait quatre-vingt.
Sur les marches en
granite du porche, Monsieur Siguémitsou, un Japonais qui travaillait depuis six
mois au laboratoire, leur fit ses adieux à elle et au professeur, avec une
exquise politesse.
Il y avait la nuit
qui n’en était pas une, il y avait le jour qui n’en était pas un. Un ciel
immobile brillait. Une lumière sans écho se répandait dans les rues vides comme
si ç’avait été la nuit. Dans le feuillage noir des arbres était tapie la
pénombre. La poussière printanière crissait sous les pas.
Ils marchaient. Esseulés,
avec entre eux la distance des décennies vécues, des nuits blanches, des
chemins parcourus, des livres écrits, des voyages lointains et périlleux, des
combats contre la mort et la foi en la victoire sur la mort.
Le professeur avait
des épaules voûtés, un visage fatigué et doux. Il était immobile et calme,
comme recouvert d’un léger voile de soie. Aucun vent ne venait jamais agiter
cette soie précieuse.
Peut-être est-ce les
milliers, les dizaines, les centaines de milliers de morts qu’il a vus, les villages, les villes, les
provinces entières, engloutis par la mort, qui l’ont fait si impénétrable, si
doux et paisible.
Les jours passaient.
Le jour passant, venait la nuit, pleine d’une lumière incolore. La luminescence
blafarde du soleil nocturne noyait les longues rues. Le ciel était vert
bouteille. Les fenêtres ouvertes des immeubles réfléchissaient une luminosité
bleutée.
Ces promenades à
deux, indistinctement diurnes ou nocturnes, étaient devenues une habitude. Ils
marchaient cote à cote, il lui racontait un épisode de sa vie ; arrivés à
la maison où elle logeait il lui disait au revoir, ou bien elle continuait avec
lui. Il lui semblait qu’il avait peur de rester seul, comme si les esprits des
morts l’entouraient et qu’il eut besoin d’un protecteur.
Il vivait dans la
lutte avec la mort. La mort est un mystère. Il luttait contre le mystère.
Désormais elle ne s’appartenait
plus, ni dans les salles d’expériences de l’Institut, ni nulle part et à aucun
moment. Elle devint sa compagne de toujours, où qu’il aille, quoiqu’il fasse.
Un jour elle demanda :
– Vous n’avez
jamais eu peur de la peste ?
La réponse fut calme
et grave : Je n’ai pas le droit d’avoir peur.
Il la regarda.
– Vous non plus !
ajouta-t-il.
La poche intérieure
de sa veste de lustrine était gonflée par l’épaisseur du Times. Sur les marches de l’Afghanistan s’est
déclarée une épidémie de peste.
Elle répondait aux
journalistes que le professeur ne recevait personne, qu’il ne donnait pas d’interviews,
qu’il n’avait aucune information concernant l’expédition en Afghanistan.
Il ne lui proposa de
faire partie de l’expédition que deux jours avant le départ, lorsque tout était
déjà emballé, chargé, scellé.
Elle en fut très
fière.
– Envoyez un
télégramme à vos parents, dit-il, vous devez demander leur permission. Vous n’êtes
pas encore majeure, et sans la permission de vos parents vous ne pouvez pas y
aller, et moi je n’ai pas le droit de vous porter sur la liste des
participants.
Ne cherchait-il pas
par ce conseil à se protéger lui-même ?
Mais lorsque le
lendemain elle posa sur la table, devant lui, le papier bleu du télégramme de
ses parents, il le prit, le plia et sans le lire lui rendit. Il fit cela
poliment, très poliment, presqu’amoureusement.
La menotte reposait
impuissante sur le télégramme de sa mère. Sa main lourde, sombre recouvrit la
main blanche, aux doigts longs et craquants.
– J’aimerais,
dit-il, que vous vous défaisiez du sentiment que les gens nomment
compassion.
Et après une pause :
– La compassion
est un crime, pour lequel un jour on condamnera à mort. Quand de vos propres
yeux, vous verrez ce qu’est la peste, vous comprendrez ce que je veux dire.
Dans la vie de chaque homme il y a des moments où il n’a pas le droit d’hésiter.
Ne sachant que faire
elle froissait dans ses mains le télégramme. Que signifiaient ces paroles à
propos de la compassion pour laquelle on allait être condamné à mort ?
Comme d’habitude ils
sortirent ensemble de l’Institut. Le Bouddha d’or sommeillait sur le guéridon
de marbre, devant la glace du vestibule. Dans le miroir, le vieillard aux
favoris gris tendait un canotier au professeur. Voyant s’approcher son tramway,
Monsieur Siguémitsou leur fit ses adieux devant le pont.
Ils traversaient le
pont. Un flamboiement rose se levait au loin, derrière le fleuve, au-dessus des
colonnes de la Bourse. Les heures ensoleillées du repos nocturne envahissaient
le Jardin d’Eté.
Ils marchaient dans
la brume fine et dorée du Champs de Mars. L’espace colossal de la place
les engloutit, comme pour souligner que l’homme seul n’est rien. L’eau des
canaux sentait le croupi. Au-dessus d’eux s’agitait le noir feuillage des
arbres.
Devant la maison, lui
disant au revoir, il baisa sa main. Elle fut confuse et monta prestement
les marches.
Une fois dans sa
chambre elle ferma soigneusement les volets avec un lourd fermoir, pour voir
comment pouvait être la nuit du Sud. Vivant à Petersbourg, elle ne comprenait
plus que les nuits fussent faites de pénombre quelque part.
… Le fiacre se tenait
devant la porte, le concierge descendait les valises. Au dernier moment le
postier apporta une lettre. Sa mère écrivait :
« Ma petite Lisa, n’y va pas ! Je sens que si tu pars je ne te
reverrai plus jamais. N’y va pas, ma chère fille ! S’il te plaît, n’y vas
pas ! »
Elle baisait les
traces des larmes de sa mère. Elle se mit à pleurer. Sur la carte postale d’une
ville étrangère elle écrivit qu’elle ne pouvait pas ne pas y aller. Qu’il y a
des moments dans la vie d’un être humain où il n’a pas le droit d’hésiter.
… La file de chameaux
s’avançait sur le chemin millénaire à travers le désert jaunâtre. Les conducteurs
en haillons, brûlés par le soleil, marchaient à côté des bêtes. Les riches
marchands, aux longues barbes noircies au henné, vêtus de longs vêtements de
soie, avec des fusils incrustées de nacre, chevauchaient sur des chevaux.
Mais à l’entrée de la
ville ils étaient stoppés par des soldats chaussés de sandales. Les marchands
rebroussèrent chemin. Personne n’avait le droit d’entrer dans la ville. Dans la
ville il y avait la peste.
C’était un tas de
briques, les ruines de la mosquée construite par Tamerlan. D’une petite fenêtre
au sommet de la haute tour le muezzin chantait la gloire d’Allah et de son
prophète.
Au marché, les ânes
affamés, abandonnés à eux-même, brayaient de démence.
De gros rats
couraient d’une maison l’autre, apportant la mort.
Des hommes aux
vêtements acres de fumée attrapaient les cadavres avec de longs crochets et les
amoncelaient sur des charrettes.
Les charrettes
crissaient, chargées de cadavres. Le vent dispersait dans toute la ville l’odeur
de la chair brûlée.
Le soleil frappait
dur.
Derrière les murs de
terre épais, où s’était installée l’expédition, il faisait calme. Ici régnait
le professeur. La peste n’osait pas entrer.
N’osait pas ?..
En tout cas jusqu’à présent.
Quotidiennement elle écrivait
à la maison.
« Ma chère maman, si tu savais comme c’est effrayant ici ! »
« Tu me demande pourquoi je suis
partie ? Est-ce que je sais ? Je ne pouvais pas ne pas y aller. Je n’osais
pas refuser. »
« Nous sommes tous condamnés. Nous
sommes finis. Comment je sortirai de cet enfer ? »
Chaque soir elle
écrivait de longues lettres à sa mère, et aucune ne franchissait les murs de
cette ville pestiférée, coupée du reste du monde, maudite par les hommes et par
Dieu, condamnée à périr.
Un jour que la
chaleur était quelque peu retombée, elle s’éveilla après la sieste quotidienne.
Elle était de garde au laboratoire, elle devait y aller. Elle enfila la blouse,
mais ses doigts ne lui obéissaient pas. Elle se sentait barbouillée, la bouche
pâteuse. Elle vérifia en palpant sous ses aisselles et lorsqu’elle étendit la
main pour prendre le thermomètre sur la table, elle fut saisie d’une terreur
atroce, d’une peur indicible.
Le thermomètre lui
glissa des mains et se brisa en mille morceaux. Dans une mortelle lassitude
elle retomba sur le lit, sans forces.
Dans la soirée il
vint frapper à sa porte.
– Lisa !
Il n’y eut pas de
réponse.
Il frappa plus fort.
– Lisa, qu’avez-vous ?
Pas de réponse.
Il poussa la porte. La
jeune fille était couchée sur le lit, le visage enfouilli dans l’oreiller. Elle
pleurait, ses épaules secouées de sanglots.
– Ma chère Lisa,
qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?
Elle ne répondait
pas.
Il toucha son épaule.
D’un geste brusque elle rejeta son bras. Sans se retourner, sourdement elle
prononça :
– Allez-vous en !
– Que s’est-il
passé, Lisa ?
– Allez-vous en,
je vous dis. Ne me touchez pas !
Elle se tourna vers
lui :
– J’ai la peste.
D’une voix brisée,
elle murmura :
– J’ai la peste.
Elle se leva. Elle
était debout devant lui, les yeux rouges de larmes, le regard brouillé, le
visage fiévreux, brûlant, découragée, saisit par le désespoir.
– Je ne veux pas
mourir !
Tout à coup elle fut
submergée par un intense sentiment de haine. A cet instant elle le haïssait.
Pourquoi lui a-t-il proposé de venir, à elle, jeune, belle, elle qui n’avait
pas eu le temps de vivre ? Il savait mieux que quiconque vers quel danger
ils partaient. Pourquoi n’a-t-il pas invité à sa place une vieille qui n’avait
plus rien à attendre de la vie ? Il voulait contempler son joli minois, il
voulait être heureux de son rire insouciant, il voulait tout lui prendre et ne
rien lui donner ! Comment a-t-il pu enfreindre la loi et la porter sur la
liste des participants, tandis que ses parents n’avaient pas donné leur accord ?
Ses yeux gris
flamboyaient de colère lorsqu’elle lui jeta :
– Assassin !
– Ma petite Lisa,
calmez-vous ! Vous vous échauffez pour rien. Qu’est-ce qui vous
fait croire que vous avez la peste ?
Il toucha son front.
– C’est une banale
influenza que vous avez. Et c’est tout. Est-ce vraiment la peine de s’inquiéter
d’une telle bêtise.
Elle ne le croyait
pas. Bêtises ! Influenza ! Lorsque demain elle ne serait plus.
Son regard était
sombre et désespéré.
D’une voix rauque
elle dit :
– Prouvez-le !
Ces mots lui
échappèrent sans qu’elle l’ait voulu. Mais elle le dit une deuxième fois :
– Prouvez-le !
Elle était comme
enragée.
– Prouvez-le !
cria-t-elle avec défi. Elle cambra son corps souple de jeune fille. Elle rejeta
la tête en arrière. Elle rit d’un petit rire enjôleur. Elle lui tendit les
bras.
– Je vous aime !
Mon chéri !
Le sang lui monta au
visage. Le cœur se mit à battre à toute vitesse. Oh ! comme elle était
belle à cet instant. Mais n’était-ce pas la vivante incarnation de la mort ?
Quelle force l’animait
lorsqu’il la serra contre lui, lui baisa la bouche ? La conscience de sa
culpabilité ? La pitié pour cette fille condamnée, la compassion pour cet
immense désespoir ? Ou la pulsion élémentaire de la chair aveugle et
ténébreuse, l’irrépressible désir, plus fort que la raison, plus puissant
que la volonté ?
Elle s’éveilla tard
dans la nuit. Dans la pénombre elle lui sourit gentiment, puis gloussa d’un
petit rire insouciant et heureux. Et, calme, se rendormit profondément.
*
*
*
– Elle est morte
le lendemain, sans se rendre compte qu’elle mourait ! dit le vieux
savant.
Nous nous taisions.
Nous étions assis dans le vaste cabinet du président de l’Académie des
sciences. Lui dans le profond fauteuil de cuir près du bureau, moi en face, sur
une chaise.
Il était assis, le
dos voûté, la tête penchée, comme font les vieillards. Sur son visage jauni
passait un doux sourire. Il portait une légère veste en tussor. Ses mains
blanches reposaient sur les accoudoirs du fauteuil.
– Vous devez
savoir, disait-il, que dans la vie de chaque homme il y a des moments où il n’a
pas le droit d’hésiter !
Ses pensées suivaient
leur cours !
Il soupira avant de
conclure par cette remarque :
– Oui, mon jeune
ami ! Plus les années passent et plus nous nous rendons compte que
nous vivons sur cette terre dans l’unique but de la quitter un jour !
Traduit de l’oukraïnien par
Oles Masliouk.
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