L'auteur de la Rose Bleue, Oukraïnka la Rouge vous a donc intéressés...
Oukraïnka par la Banque nationale d'Oukraïne |
Je me permets alors de proposer à votre attention un article de Zbigniew Kowalewski, aujourd'hui redac'chef, si je ne m'abuse, de la version polonaise du "Monde Diplo", article paru dans le numéro 32-33, mai-juin 1989, de la "Quatrième Internationale" :
« L’indépendance de l’Ukraine : préhistoire d’un mot d’ordre de
Trotsky »
"Quatrième Internationale" n'est sans doute pas un organe de presse où
chercher des louanges à Simon Petlioura, ou à Stepan Bandera. Et un lecteur portant les lunettes roses du nationalisme oukraïnien intégral n'y verra que du feu.
Un point de vue extérieur en tout cas, quoique soumis à des effets caractéristiques d'une optique particulière, marxiste-léniniste. Un point de vue polonais.
Article aimablement mis en ligne (9.VI.2014), par les marxistes révolutionnaires du site belge "Avanti", (mais, hélas dans une version abrégée, reproduite ci-après), sous le titre :
« Ukraine : Le bolchevisme devant une révolution nationale imprévue (1917-1920) »
Considéré par beaucoup – y compris à un moment par Marx et Engels – comme un « peuple sans histoire » [1],
le peuple ukrainien s’est constitué comme nation de manière
« historique » par excellence, parce que héroïque. En 1648, la
communauté des hommes libres et de démocratie militaire, dite cosaque, a
formé une armée populaire de libération et déclenché un gigantesque
soulèvement paysan contre l’Etat polonais, sa classe dominante et son
Eglise. L’Etat national établi lors de ce soulèvement n’est pas parvenu à
se stabiliser mais la révolution cosaque et paysanne a cristallisé une
nation historique avant même la configuration des nations modernes par
l’expansion du capitalisme.
Depuis la fin du XVIIIe siècle, la majorité du territoire ukrainien
se trouvait transformée en provinces, appelées Petite-Russie, de
l’empire tsariste. A la veille de la révolution russe, c’était une
colonie du type « européen » [2].
Comparée au niveau général du développement socio-économique de cet
empire, la région était parmi les plus industrialisées et caractérisées
par une forte pénétration du capitalisme dans l’agriculture. Ukrainien
était synonyme de paysan parce qu’environs 90% de la population vivait
dans les campagnes. Parmi les 3.600.000 prolétaires (12% de la
population), 900.000 travaillaient dans l’industrie et 1.200.000 dans
l’agriculture. Fruit d’un développement très inégal du capitalisme, la
moitié du prolétariat industriel se trouvait concentrée dans l’enclave
minière et sidérurgique du Donbass. Du fait d’un développement colonial
et de la « solution » tsariste de la question juive, seulement 43% du
prolétariat était de nationalité ukrainienne – le reste étant russe,
russifié et juif. Les Ukrainiens constituaient moins d’un tiers de la
population urbaine [3].
La partie occidentale d’Ukraine, la Galicie, appartenait à l’empire
austro-hongrois. Les deux revendications centrales du mouvement national
renaissant étaient l’indépendance et l’unité (samostiinist’ i sobornist’) de l’Ukraine.
La révolution de 1917 a ouvert la voie à la révolution nationale
ukrainienne. C’était la plus puissante, la plus massive et la plus
violente de toutes les révolutions menées par les nations opprimées de
l’empire. Les masses exigeaient une réforme agraire radicale,
l’indépendance et la constitution d’un pouvoir ukrainien. Les partis
petits-bourgeois et ouvriers opportunistes de la Rada (conseil) centrale
qui dirigeait le mouvement national s’opposaient à la revendication de
l’indépendance. Ils ne l’ont proclamée qu’après la révolution d’octobre
envers laquelle ils étaient hostiles. En autorisant le passage des
unités militaires contre-révolutionnaires, la Rada centrale provoqua une
déclaration de guerre de la part de la Russie soviétique à la
République populaire ukrainienne. Mais les bolcheviques avaient été très
mal préparés pour faire face à la révolution nationale ukrainienne.
Le droit des nations à l’autodétermination, mis en avant par Lénine,
était un mot d’ordre peu assimilé dans le parti. Il fut même contesté
par un courant important, qualifié par Lénine comme « tendance de l’économisme impérialiste ».
Contestation d’autant plus dangereuse qu’elle apparût au sein d’un
parti prolétarien d’une nation traditionnellement oppresseuse, devenue
impérialiste, dans un empire caractérisé par Lénine d’énorme prison des
peuples. Outre les écrits de Lénine, le seul ouvrage de synthèse sur la
question nationale dont disposait le parti bolchevique, était celui,
très médiocre, confus et largement faux, de Staline. Ecrit en 1913, il
n’abordait même pas la question nationale dans le cadre de
l’impérialisme [4].
Lénine lui-même exprimait des positions confuses et peu réfléchies,
telle une inspiration excessive de sa pensée par le cas du melting-pot
américain ou le refus catégorique de la solution fédéraliste. Il l’a
condamnait comme contradictoire avec son idée de l’Etat centralisé et
exigeait de toute nationalité qu’elle choisisse entre une séparation
étatique complète et une autonomie nationale-territoriale dans le cadre
d’un Etat multinationale centralisé. C’est dans cet esprit qu’il
éduquait le parti pendant plus de dix ans. Après la révolution et sans
donner aucune explication de son tournant, il proclama la fédération des
nations comme la solution correcte et compatible avec le centralisme
étatique. Un tournant que beaucoup de dirigeants bolcheviques ne prirent
pas au sérieux. Au-delà du mot d’ordre démocratique du droit à
l’autodétermination des peuples, le bolchevisme n’avait pas de programme
ni de stratégie de la révolution permanente, nationale et sociale, pour
les peuples opprimés de l’empire.
En Ukraine, à quelques exceptions près, le parti bolchevique (comme
aussi le parti menchevique) n’agissait qu’au sein du prolétariat moderne
le plus concentré qui n’était pas de nationalité ukrainienne.
L’expansion du communisme au sein du prolétariat du pays suivait
entièrement la dynamique du développement colonial du capitalisme
industriel. L’action politique au sein du prolétariat national était le
domaine de la social-démocratie ukrainienne se situant en dehors de la
scission entre bolcheviques et mencheviques et accusée par les premiers
de capituler devant le « nationalisme bourgeois » ukrainien. Notons que
la bourgeoisie « nationale » existait à peine. A cette époque là, la
distinction entre le nationalisme des oppresseurs et celui des opprimés
était déjà présente dans les écrits de Lénine, mais les deux étaient
qualifiés de bourgeois. La notion du nationalisme révolutionnaire
n’était pas encore apparue. Le populisme socialiste-révolutionnaire, en
voie de se nationaliser et de s’autonomiser vis-à-vis de son équivalent
russe, représentait une autre force politique active au sein des masses
ukrainiennes.
Le parti bolchevique en Ukraine n’employait que le russe dans sa
presse et sa propagande. Il ignorait la question nationale et n’avait
même pas de centre de direction sur place. Rien d’étonnant qu’au moment
de l’éclatement de la révolution nationale, il ait été pris au dépourvu.
En Ukraine, le parti bolchevique n’a tenté de s’organiser comme une
entité qu’après la paix de Brest-Litovsk, c’est à dire lors de la
première retraite bolchevique et au début de l’occupation du pays par
l’armée impérialiste allemande. A la conférence ad hoc à Tahanrih (avril
1918) plusieurs tendances se sont affrontées. A droite, les
« katerynoslaviens » avec Emmanouil Kviring. A gauche, les « kiéviens »
avec Youri Piatakov. Mais aussi les « poltaviens », ou, si on veut, les
« nationaux », avec Mykola Skrypnyk et Vassyl Chakhraï, renforcés par
l’adhésion d’un groupe d’extrême gauche de la social-démocratie
ukrainienne. La droite, s’appuyant sur le prolétariat industriel russe,
exige alors la formation d’un « PC (b) russe en Ukraine ». Les
« poltaviens » et les « kiéviens » veulent pour leur part un parti
bolchevique entièrement indépendant. Une partie des « poltaviens » vise,
de cette manière, à résoudre de manière radicale la question nationale
au travers de la fondation d’une Ukraine soviétique indépendante.
Chakhraï, le plus radical, demande même que le parti s’appelle « PC (b)
ukrainien ».
Les « kiéviens » sont pour un parti (et peut être même un Etat)
indépendant tout en niant l’existence de la question nationale et en
considérant le droit des nations à l’autodétermination comme un mot
d’ordre opportuniste. Avec Piatakov ils représentent, sur le plan
théorique, la plus extrême « tendance de l’économisme impérialiste ».
Toutefois, en même temps, ils appartiennent au « communisme de gauche »
boukharinien, hostile à la paix de Brest et au centralisme léniniste.
Pour s’affirmer, en Ukraine, en opposition à Lénine, ils ont besoin d’un
parti bolchevique indépendant. Par ailleurs, ils considèrent qu’en
Ukraine on a besoin d’une stratégie particulière, tournée vers les
masses paysannes et ancrée dans leur potentiel insurrectionnel. C’est
pour ces raisons que les « kiéviens » s’allient avec les « poltaviens ».
Et c’est la position de Skrypnik qui s’impose.
En refusant la démarche de Kviring d’un côté et de Chakraï de
l’autre, la conférence proclame le « PC (b) d’Ukraine » en tant que
section ukrainienne, indépendante du PC (b) russe, de l’Internationale
communiste [5].
Skrypnik, ami personnel de Lénine, en réaliste étudiant toujours les
rapports de force, cherche pour l’Ukraine un minimum de fédération avec
la Russie soviétique et un maximum d’indépendance nationale. A son avis,
c’est l’extension internationale de la révolution qui permettra de
résister le plus efficacement à la pression centralisatrice
grande-russe. A la tête du premier gouvernement bolchevique en Ukraine,
il a vécu des expériences très amères : le comportement chauvin de
Mouravev, le commandant de l’Armée rouge qui s’est emparé de Kiev, le
refus de reconnaître son gouvernement et le sabotage de son travail par
un autre commandant, Antonov-Ovseenko, pour qui l’existence d’un tel
gouvernement était le produit de fantaisies sur une nationalité
ukrainienne.
En outre, Skrypnik a été obligé de se battre avec acharnement pour
l’unité de l’Ukraine contre les bolcheviques russes qui, dans plusieurs
régions, proclamaient des républiques soviétiques en morcelant le pays.
L’incorporation de la Galicie à l’Ukraine soviétique ne les intéressait
pas non plus. L’aspiration nationale à la « sobornist’ », l’unité
du pays, était ainsi ouvertement bafouée. C’est avec la droite
« katerynoslavienne » du parti que l’affrontement fut le plus grave [6].
Elle a formée une république soviétique dans une région minière et
industrielle, Donetsk-Kryvy Rih, incluant le Donbass, en vue de
l’intégrer à la Russie. Cette république, proclamaient ses dirigeants,
est celle d’un prolétariat russe « qui ne veut pas entendre parler d’une quelconque Ukraine et n’a rien de commun avec elle » [7].
Cette tentative de sécession pouvait compter sur des appuis à Moscou.
Le gouvernement de Skrypnyk devait lutter contre ces tendances de ses
camarades russes, pour la « sobornist’ » de l’Ukraine soviétique
dans les frontières nationales fixées, à travers la Rada centrale, par
le mouvement national des masses.
Le premier congrès du PC (b) d’Ukraine a eu lieu à Moscou. Pour
Lénine et la direction du PC (b) russe, les décisions de Tahanrih
avaient la saveur d’une déviation nationaliste. Ils n’étaient pas prêts à
accepter un parti bolchevique indépendant en Ukraine ni une section
ukrainienne du Komintern. Le PC (b) d’Ukraine ne pouvait être qu’une
organisation régionale du PC (b) pan-russe, selon la thèse « un pays, un
parti ». L’Ukraine n’était pas un pays ?
Considéré comme responsable de la déviation, Skrypnyk fut éliminé de
la direction du parti. Dans cette situation, Chakraï, le plus
intransigeant parmi les « poltaviens », passa à une dissidence ouverte.
Dans deux livres au contenu incendiaire, écrits avec son camarade juif
ukrainien Serhiy Mazlakh, ils lancent les fondements du communisme
indépendantiste ukrainien. Pour eux, la révolution nationale ukrainienne
est un fait d’une énorme importance pour la révolution mondiale. La
tendance naturelle et légitime de cette révolution et de sa
transcroissance en révolution sociale ne peut qu’aboutir à la formation
d’une Ukraine soviétique ouvrière et paysanne en tant que Etat
indépendant. Le mot d’ordre de l’indépendance est donc crucial pour
assurer cette transcroissance, pour former l’alliance ouvrière-paysanne,
pour permettre la prise de la direction par le prolétariat
révolutionnaire et pour établir une unité véritable et sincère avec le
prolétariat russe. Ce n’est que de cette manière que l’Ukraine pourra
devenir une place forte de la révolution prolétarienne internationale.
Dans le cas contraire, ce sera le désastre. Voilà le message du courant
Chakraï [8].
Les causes de l’échec du deuxième gouvernement bolchevique
En novembre 1918, sous l’effet de l’écroulement des puissances
centrales dans la guerre impérialiste et du déclenchement de la
révolution en Allemagne, une insurrection nationale généralisée renverse
le hetmanate, un Etat fantoche établi par l’impérialisme
allemand. Les dirigeants opportunistes de l’ancienne Rada centrale de la
République populaire ukrainienne, qui se sont, il y a peu, compromis
avec l’impérialisme allemand, prennent la tête de l’insurrection pour
restaurer la république et son pouvoir, appelé cette fois le Directoire.
Symon Peltioura, un ancien social-démocrate devenu un droitier vouant
une haine féroce au bolchevisme, y devient le dictateur militaire de
fait. Mais cette montée sans précédent d’une révolution nationale de
masses est aussi celle d’une révolution sociale. Comme face à la Rada
centrale auparavant, les masses perdent rapidement leurs illusions
envers le Directoire petliouriste pour se tourner de nouveau vers le
programme social des bolcheviques. L’extrême gauche du parti
socialiste-révolutionnaire ukrainien, dite borotbiste (à ne pas
confondre avec l’actuelle organisation ukrainienne qui porte ce même
nom, ndlr), de plus en plus pro-communiste, affirme son influence
idéologique parmi les masses [9].
Dans une situation très favorable pour opérer une jonction entre la
révolution russe et la révolution ukrainienne, l’Armée rouge envahit à
nouveau le pays, chasse le Directoire et établit dans le pays le second
gouvernement bolchevique. Piatakov en prend la tête avant d’être
rapidement révoqué par Moscou.
Tout en continuant à tourner le dos à la question nationale, mais
toujours sensible à la réalité sociale ukrainienne – pour lui, la
révolution ukrainienne n’était pas nationale mais simplement paysanne -,
le gouvernement Piatakov voulait être un pouvoir d’Etat indépendant. Il
était indispensable, à ses yeux, d’établir un tel pouvoir pour assurer
la transcroissance d’une révolution paysanne en révolution prolétarienne
et pour donner une direction prolétarienne à la guerre populaire
révolutionnaire.
Pour prendre la place de Piatakov, on désigne à Moscou Khristian
Rakovsky. Récemment venu des Balkans, où la question nationale est
particulièrement complexe et exacerbée, après un séjour à Kiev, il se
proclame spécialiste de la question ukrainienne et est reconnu comme tel
à Moscou, y compris par Lénine. En réalité, tout en étant un militant
très doué et entièrement dévoué à la cause de la révolution mondiale,
c’est un ignorant complet et dangereux dans sa prétendue spécialité.
Dans les Izvestia, organe du gouvernement soviétique, il
annonce les thèses suivantes : les différences ethniques entre
Ukrainiens et Russes sont insignifiantes, les paysans ukrainiens ne
possèdent pas de conscience nationale, ils envoient même des pétitions
aux bolcheviques pour demander d’être des sujets russes, ils refusent de
lire les proclamations révolutionnaires en ukrainien tout en se jetant
sur de telles proclamations en russe. La conscience nationale des masses
est écrasée par leur conscience sociale de classe. Le mot « Ukrainien »
est pour eux presque une offense. La classe ouvrière est purement russe
par son origine. La bourgeoisie industrielle et la majorité des grands
propriétaires fonciers sont russes, polonais ou juifs. En conclusion,
Rakovsky ne reconnaît même d’entité nationale à l’Ukraine et le
mouvement national ukrainien n’est pour, pour lui, que l’invention de
l’intelligentsia petliouriste qui s’en sert pour se hisser au pouvoir [10].
Rakovsky comprend parfaitement que la révolution bolchevique en Ukraine est « le nœud stratégique » et « le facteur décisif » de l’extension de la révolution socialiste en Europe [11].
Cependant, incapable d’inscrire sa vision dans la dynamique de la
révolution nationale ukrainienne, de reconnaître dans cette dernière un
sujet à part entière, incontournable et indispensable, Rakovsky
condamnera sa stratégie à butter sur l’obstacle de la question
ukrainienne. Une erreur tragique mais tout à fait relative si on la
compare avec celle commise un an et demi plus tard par Lénine, qui
plongera la révolution européenne dans le bourbier de la question
nationale polonaise en donnant l’ordre d’envahir la Pologne.
En opposition aux revendications de Piatakov, le gouvernement de
Rakovsky – celui, sur le papier, d’une « république indépendante » - se
considère comme une simple délégation régionale du pouvoir de l’Etat
ouvrier russe. Mais la réalité objective est implacable. Devant
l’imposition par Rakovsky d’un centralisme communiste grand-russe, la
réalité nationale, révélée déjà par des bolcheviques comme Chakraï, mais
aussi la réalité sociale, exprimée à leur manière par des bolcheviques
comme Piatakov, frappe à la porte. Ce centralisme déclenche de
puissantes forces centrifuges. Ce n’est pas une révolution prolétarienne
qui prend les commandes d’une révolution nationale. Ce n’est pas non
plus une direction militaire prolétarienne qui s’impose à la tête d’une
insurrection armée, nationale et sociale. La prise de la conscience de
classe par les masses d’un peuple opprimé passe nécessairement par la
prise de conscience nationale.
En s’aliénant et même en réprimant les éléments porteurs de cette
conscience, on se condamne à recruter aux appareils administratifs des
petits-bourgeois russes, en général réactionnaires, toujours disponibles
pour servir tout pouvoir moscovite. En ce qui concerne l’armée, dans
une situation pareille, on ne peut que recruter parmi les éléments dotés
d’un niveau de conscience élémentaire, voire déclassée, et construire
ainsi un conglomérat de forces armées les plus disparates où sont nommés
commandants un Nestor Makhno (que la presse centrale présente en termes
élogieux comme un chef révolutionnaire naturel de la paysannerie pauvre
révoltée tout en semblant ignorer son credo communiste-libertaire
contradictoire avec celui du bolchevisme [12])
ou un simple aventurier sans principe comme Matviy Hryhoryiv. Ce
dernier est promu par Antonov-Ovseenko au rang d’un tout puissant
commandant rouge d’une vaste région.
Une politique agraire gauchiste, celle de la « commune »,
transplantée en Ukraine de Russie (une seul pays, une seule politique
agraire) ne fait qu’aliéner la paysannerie moyenne ainsi que la jeter
dans les bras de la paysannerie riche et la rendre hostile au
gouvernement Rakovsky tout en isolant et divisant la paysannerie pauvre.
Le système du pouvoir est celui d’une dictature militaire exercée par
le parti bolchevique, par les comités révolutionnaires et les comités de
paysans pauvres nommés par en haut par ce parti. L’existence des
soviets n’est autorisée que dans quelques grandes villes, mais même là
leur rôle n’est que strictement consultatif. En même temps, la
revendication populaire la plus massive est celle de tout le pouvoir au
soviets démocratiquement élus et cette revendication d’origine
bolchevique se heurte justement à la politique bolchevique. Sur le
terrain national, c’est la russification linguistique, la « dictature de la culture russe » proclamée par Rakovsky, la répression des militants de la renaissance nationale.
Dans une telle situation, c’est le philistin chauvin grand-russe qui
s’empare du drapeau rouge pour réprimer tout ce qui lui rappelle le
nationalisme ukrainien et pour défendre en son nom une Russie historique
« une et indivisible ». Après coup, Skrypnyk établira une liste
d’environ 200 ordonnances « interdisant l’utilisation de la langue ukrainienne » rendues sous le gouvernement Rakovsky par « divers pseudo spécialistes, bureaucrates soviétiques, pseudo communistes » [13]. Dans une lettre à Lénine, les communistes-borotbistes caractériseront la politique de ce gouvernement comme celle « d’expansion d’un impérialisme rouge (nationalisme russe) » donnant l’impression que « le
pouvoir soviétique en Ukraine était tombé dans les mains des Cent-Noirs
expérimentés en train de préparer une contre-révolution » [14].
Lors d’une aventure militaire, l’armée rebelle de Hryhoryiv prend la
ville d’Odessa et proclame avoir jeté à la mer le corps expéditionnaire
de l’Entente qui venait de l’évacuer. Un exploit fictif que la
propagande bolchevique va légitimer. Mais, à ce moment là, les larges
masses sont déjà hostiles au pouvoir soviétique. Voyant le vent tourner,
le « vainqueur de l’Entente » Hryhoryiv se révolte contre le pouvoir « de la Commune, de la Tchéka et des commissaires » envoyés de Moscou et « cette terre où on a crucifié Jésus Christ ».
Il donne le signal d’une vague insurrectionnelle pour chasser le
gouvernement Rakovsky. Conscient de l’état d’esprit des masses, il les
exhorte à établir partout et par en bas le pouvoir des soviets, de
réunir les délégués en congrès national afin d’élire un nouveau
gouvernement (quelques mois plus tard, accusé d’être responsable de
pogroms antisémites, Hryhoryiv sera abattu par Makhno en présence de
leurs armées réunies). Même l’extrême-gauche social-démocrate,
pro-communiste, prend les armes contre le « gouvernement russe d’occupation ». Des pans entiers de l’Armée rouge déserte pour se joindre à l’insurrection. Les troupes d’élite des « Cosaques rouges » se décomposent politiquement, tentées par le banditisme, les pillages et les pogroms [15].
Ces soulèvements ouvrent la voie à l’armée blanche de Dénikine tout
en isolant la révolution hongroise. De Budapest, Bela Kun, désespéré,
réclame un changement radical de la politique bolchevique en Ukraine. Du
front ukrainien de l’Armée rouge, son commandant, Antonov-Ovseenko,
fait de même. Parmi les bolcheviques ukrainiens, le courant
« fédéraliste », proche de fait des thèses de Chakraï et du borotbisme,
passe à une activité fractionnelle. Les borotbistes, toujours alliés aux
bolcheviques mais méfiants et jaloux de leur autonomie se constituent
en parti communiste ukrainien (borotbiste) pour réclamer leur
reconnaissance en tant que section nationale du Komintern. Largement
influent parmi la paysannerie pauvre et le prolétariat de nationalité
ukrainienne dans les campagnes et les villes, ce parti aspire à
l’indépendance de l’Ukraine soviétique. Il envisage même la possibilité
d’engager, à ce sujet, un affrontement armé avec le parti frère
bolchevique, mais pas avant la victoire de la révolution sur Dénikine et
sur l’ensemble des fronts de la guerre civile et de l’intervention
impérialiste.
La révolution hongroise, comme la révolution bavaroise, dépourvues du
soutien militaire bolchevique, sont écrasées. La révolution russe est,
quant à elle, en danger mortel du fait de l’offensive de Dénikine.
La « Russie une et indivisible » ou l’indépendance de l’Ukraine ?
C’est dans ces conditions que lors d’un nouveau tournant dramatique
et décisif dans le déroulement de la guerre civile – le passage de
l’Armée rouge à la contre-offensive générale pour battre Dénikine -,
Trotsky prend une initiative politique de première importance. Le 30
novembre 1919, dans son ordre aux troupes rouges qui entrent en Ukraine,
il proclame : « L’Ukraine est la terre des ouvriers et des paysans
travailleurs ukrainiens. Ce sont seulement eux qui ont le droit de
gouverner et de diriger en Ukraine et y édifier une vie nouvelle (...). Soyez
bien conscients que votre tâche n’est pas de soumettre l’Ukraine mais
de la libérer. Une fois les bandes de Dénikine battues jusqu’à la
dernière, le peuple travailleur de l’Ukraine libérée décidera lui-même
de ses rapports avec la Russie soviétique. Nous sommes convaincus que le
peuple travailleur ukrainien se prononcera pour l’union fraternelle la
plus étroite avec nous (...). Vive l’Ukraine soviétique libre et indépendante ! » [16]
Après deux ans de guerre civile en Ukraine, c’est la première
initiative du pouvoir bolchevique destinée à appeler, dans les rangs de
la révolution prolétarienne, les forces sociales et politiques,
ouvrières et paysannes, de la révolution nationale ukrainienne.
L’objectif de Trotsky est aussi de contrecarrer radicalement la
dynamique, de plus en plus centrifuge, du communisme ukrainien, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur du parti bolchevique.
La recherche par Trotsky d’une solution politique centrale à la
question nationale ukrainienne est soutenue par Rakovsky (qui s’est
rendu compte de ses erreurs) et très étroitement concertée avec Lénine,
lui aussi conscient du désastre provoqué par une politique qu’il a lui
même souvent avalisée, voire impulsée. Lénine demande au comité central
du PC (b) russe le vote d’une résolution qui « fait un devoir à tous
les membres du parti de contribuer par tous les moyens à lever tous les
obstacles qui s’opposent au libre développement de la langue et de la
culture ukrainiennes (...) opprimées durant des siècles par le
tsarisme russe et les classes exploiteuses ». Des mesures seront prises,
annonce la résolution, pour qu’à l’avenir tous les employés des
institutions soviétiques en Ukraine sachent s’exprimer dans la langue
nationale » [17].
Mais Lénine va beaucoup plus loin. Dans une lettre manifeste aux
ouvriers et paysans d’Ukraine, il reconnaît pour la première fois
quelques faits essentiels. « Nous, les communistes grand-russes, (...) avons des divergences avec les communistes bolcheviques ukrainiens et les borotbistes » qui « portent
sur l’indépendance de l’Ukraine, les formes de son alliance avec la
Russie et, d’une façon plus générale, sur la question nationale (...). Il est inadmissible que la division se fasse pour de telles questions. Elles seront réglées au congrès des soviets d’Ukraine. »
Dans la même lettre ouverte, Lénine déclare aussi, pour la première
fois, qu’on peut être militant du parti bolchevique et partisan de
l’indépendance complète de l’Ukraine. C’est une réponse à une des
questions clés posées un an plus tôt par Chakraï, exclu entretemps du
parti avant son assassinat par les troupes blanches. Par ailleurs,
Lénine affirme : « Les borotbistes se distinguent entre autres des
bolcheviques en ce qu’ils sont pour l’indépendance absolue de l’Ukraine.
Les bolcheviques ne voient là (...) aucun obstacle à une collaboration prolétarienne bien comprise » [18].
L’effet est spectaculaire et d’une portée stratégique. Les forces
insurrectionnelles des masses ukrainiennes contribuent à l’écrasement de
Dénikine. En mars 1920, le congrès du PC borotbiste décide la
dissolution du parti et l’adhésion de ses militants au parti
bolchevique. La position de la direction borotbiste est la suivante :
unissons nous organiquement avec les bolcheviques pour contribuer à
l’extension internationale de la révolution prolétarienne ; c’est dans
le cadre de la révolution mondiale que les conditions pour
l’indépendance de l’Ukraine soviétique seront beaucoup plus favorables
que dans celui d’une révolution pan-russe. Avec un grand soulagement,
Lénine déclare : « Grâce à la juste politique du comité central,
admirablement appliquées par le camarade Rakovsky, nous avons vus, au
lieu d’un soulèvement des borotbistes devenu à peu près inévitable, les
meilleurs éléments borotbistes adhérer à notre parti, sous notre
contrôle. (...) Cette victoire vaut une paire de bonnes batailles » [19].
Un historien communiste commentera en 1923 : « C’est dans une
grande mesure sous l’influence borotbiste que le bolchevisme dans ce
pays a expérimenté l’évolution d’un ’parti communiste russe en Ukraine’
vers un ’parti communiste d’Ukraine’ » [20]. Mais il reste une organisation régionale du PC (b) russe, sans droit d’être une section du Komintern.
L’adhésion du borotbisme au bolchevisme se produit juste avant une
nouvelle échéance politique : l’invasion de l’Ukraine par l’armée
bourgeoise polonaise accompagnée par les troupes ukrainiennes sous le
commandement de Petlioura et, en conséquence, l’éclatement de la guerre
soviéto-polonaise. Cette fois, le chauvinisme grand-russe des masses se
déchaîne avec une ampleur et une agressivité échappant à tout contrôle
bolchevique. « Pour les éléments conservateurs de la Russie, c’était
une guerre contre l’ennemi héréditaire, dont on ne pouvait supporter
qu’il réapparût sous la forme de nation indépendante, une guerre
authentiquement russe, même si elle était menée par des
internationalistes bolcheviques. Pour les orthodoxes du rite grec,
c’était une lutte contre un peuple dont la fidélité au catholicisme
romain était incorrigible, une croisade chrétienne, même si elle était
menée par des communistes athées. » [21]
Ce qui animait les larges masses, c’était la défense de la Russie
« une et indivisible », très ouvertement soufflée par la propagande. Les
Izvestia publiaient un poème stupéfiant par son caractère ultra-réactionnaire à la gloire de « l’Etat moscovite ». Voici son contenu : « Comme jadis le Tsar Ivan Kalita rassemblait les pays russes l’un après l’autre (...) tous
les patois et tous les pays, toute la terre multinationale, se
réuniront dans une foi nouvelle » afin de « rendre leur puissance et
leur richesse au palace du Kremlin » [22].
L’Ukraine fut la première victime de cette explosion chauvine.
Volodymyr Vynnytchenko, un social-démocrate ukrainien de gauche, ancien
leader de la Rada centrale, qui a rompu avec le Directoire petlouriste
et négocié à Budapest avec Bela Kun un changement de la politique
bolchevique en Ukraine, se trouvait à Moscou à l’invitation du
gouvernement soviétique alors que, à l’appel de l’ancien commandant en
chef de l’armée tsariste de « Défendre la Mère Patrie Russe »,
beaucoup d’officiers blancs se ralliaient à l’armée rouge. Gueorgui
Tchitchérine, alors commissaire aux affaires étrangères, a expliqué à
Vynnytchenko que son gouvernement ne pouvait aller à Canossa à l’égard
de la question ukrainienne. Vynnytchenko a noté dans son journal : « L’orientation vers le patriotisme d’une Russie une et indivisible exclu toute concession aux Ukrainiens (...). Dans une situation où on va à Canossa devant les Gardes blancs (...) il
ne peut y avoir, évidement, d’orientation vers la fédération,
l’autodétermination et d’autres choix semblables désagréables pour la
Russie une et indivisible ».
Par ailleurs, suivant le vent nationaliste grand-russe qui soufflait
dans les couloir du pouvoir soviétique à Moscou, Tchitchérine suggérait à
nouveau la possibilité d’annexion directe à la Russie de la région
ukrainienne de Donbass [23]. Dans les campagnes ukrainiennes, des fonctionnaires soviétiques demandaient aux paysans : « Quelle
langue, russe ou petliouriste, voulaient vous qu’on enseigne dans les
écoles ? Quels internationalistes êtes-vous, si vous ne parlez pas
russe ! ».
Face à cette régression chauvine grand-russe les communistes
borotbistes, devenus bolcheviques, poursuivaient leur combat. Un de
leurs dirigeants centraux, Vassyl Ellan-Blakytny écrivit alors : « En
se fondant sur les liens ethniques de la majorité du prolétariat urbain
d’Ukraine avec le prolétariat, le semi-prolétariat et la
petite-bourgeoisie de Russie et en tirant argument de la faiblesse du
prolétariat industriel en Ukraine, une tendance que nous appelons
colonisatrice revendique la construction du système économique dans le
cadre intégré de la République russe, celui de l’ancien empire restauré
auquel appartient l’Ukraine. Cette tendance poursuit la subordination
totale du PC (b) d’Ukraine au parti russe et vise plus généralement à la
dilution de toute les jeunes forces prolétariennes des nations sans
histoire dans la section nationale russe du Komintern. (...) En
Ukraine, la force dirigeante naturelle de cette tendance est un secteur
du prolétariat urbain et industriel qui n’a pas assimilé la réalité
ukrainienne. Mais, au-delà et avant tout, ce qui constitue sa force,
c’est la masse de la petite-bourgeoisie urbaine russifiée qui a toujours
été le soutien principal de la domination de la bourgeoisie russe en
Ukraine. »
Et les bolcheviques d’origine borotbiste concluaient : « La
politique colonisatrice de grande puissance qui domine aujourd’hui en
Ukraine est profondément préjudiciable à la révolution communiste. En
ignorant les aspirations nationales, naturelles et légitimes, des masses
laborieuses ukrainiennes hier opprimées, elle est entièrement
réactionnaire et contre-révolutionnaire en tant qu’expression d’un
vieux, mais toujours vivant, chauvinisme impérialiste grand-russe » [24].
Entre temps, l’extrême-gauche social-démocrate formait un nouveau
parti communiste ukrainien, appelé oukapiste, pour continuer à
revendiquer l’indépendance nationale et pour accueillir en son sein les
éléments du borotbisme qui refusaient l’adhésion au bolchevisme. Issu de
la tradition théorique de la social-démocrate allemande, ce nouveau
nouveau parti était sur ce terrain beaucoup plus fort que le borotbisme,
d’origine populiste, où on maîtrisait mieux l’art de la poésie que la
science de l’économie politique. Mais il était moins lié aux masses [25].
Masses qui, par ailleurs, furent de plus en plus épuisées par cette
révolution, permanente dans le double sens, quotidien et théorique, mais
où le sens théorique, celui de Trotsky, ne correspondait pas dans la
réalité au concept de transcroissance mais plutôt à celui de déchirure
permanente entre une révolution nationale et une révolution sociale. Une
de ses conséquences les plus néfastes fut l’incapacité de réaliser
l’unité de l’Ukraine (la revendication de sobornist’).
L’erreur fatale de Lénine d’envahir la Pologne a exacerbé dans le
sens anti-bolchevique la question nationale polonaise et bloqué
l’extension de la révolution. Cela a conduit à une défaite de l’Armée
rouge et à la cession à l’Etat bourgeois polonais de plus d’un cinquième
du territoire national ukrainien en plus des parties accaparées par la
Roumanie et la Tchécoslovaquie.
Tout historien honnête et a fortiori tout militant
marxiste-révolutionnaire doit reconnaître que la promesse faite par la
direction bolchevique lors de l’offensive contre Dénikine, de convoquer
un congrès constituant des soviets d’Ukraine censé se prononcer sur les
trois options possibles avancées par Lénine dans sa lettre de décembre
1919 – l’indépendance complète, un lien fédératif plus ou moins étroit
et la fusion complète de l’Ukraine avec la Russie – n’a jamais été
réalisée. Trotsky raconte que lors de la guerre civile, des dirigeants
bolcheviques envisageaient de mettre en avant un projet audacieux de
démocratie ouvrière pour résoudre la question anarchiste dans la région
sous contrôle de l’armée insurrectionnelle makhnoviste. Lui-même « discuta
plus d’une fois avec Lénine de la possibilité de concéder aux
anarchistes certains territoires dans lesquels, avec le consentement de
la population locale, ils pourraient réaliser leur expérience de
suppression immédiate de l’Etat. » [26]
Aucune discussion similaire au sujet d’une question cent fois plus
importante comme celle de l’indépendance de l’Ukraine soviétique n’est
rapportée.
C’est après des combats acharnés menés à la fin de sa vie par Lénine
ainsi que par des bolcheviques comme Skrypnyk et Rakovsky, par d’anciens
borotbistes comme Blakytny et Oleksander Choumsky et par beaucoup de
dirigeants communistes des diverses nationalités opprimées par l’ancien
empire russe que le 12e congrès du parti bolchevique, en 1923,
reconnaîtra formellement l’existence, dans ce parti et dans le pouvoir
soviétique, d’une « tendance vers le chauvinisme impérialiste russe » extrêmement dangereuse.
Cette victoire, même si elle sera très partielle et fragile, ouvrira
devant les masses ukrainiennes la possibilité d’accomplir certains
tâches de la révolution nationale et de connaître, pendant les années
1920, une renaissance nationale sans précédent. Mais cette victoire
n’empêchera pas à terme une dégénérescence de la révolution russe et une
contre-révolution bureaucratique et chauvine qui, pendant les années
1930, s’accompagnera en Ukraine d’un véritable holocauste national : la
mort de millions de paysans à la suite d’une famine provoquée par la
politique stalinienne de pillage du pays, l’extermination physique de la
quasi-totalité de l’intelligentsia nationale et la destruction par la
terreur policière, des appareils du parti bolchevique et de l’Etat de la
République soviétique d’Ukraine.
Le suicide, en 1933, de Mikola Skrypnyk, un vieux bolchevique qui
tentait de concilier la poursuite de la révolution nationale avec
l’allégeance au stalinisme, sonnera le glas de cette révolution pour
toute une période historique.
Des erreurs tragiques à ne pas répéter aujourd’hui
La pression de la révolution russe sur la révolution nationale
ukrainienne avait deux effets totalement opposés. D’une part, c’est
cette pression qui a pour l’essentiel conduit au renversement du pouvoir
de la bourgeoisie en Ukraine. De l’autre, elle freinait le processus de
différenciation de classe des forces sociales et politiques de la
révolution nationale. Et cela, à cause de son incapacité à comprendre et
à résoudre la question nationale. L’expérience de la révolution de
1917-1920 a posée de manière dramatique la question des relations entre
une révolution sociale du prolétariat de la nation dominante et une
révolution nationale des masses travailleuses de la nation opprimée.
Skrypnyk écrivait en juillet 1920 : « Notre tragédie en Ukraine
consiste justement dans le fait que pour gagner la paysannerie et le
prolétariat rural, une population de nationalité ukrainienne, nous
devrions faire appel au soutien et aux forces d’une classe ouvrière
russe ou russifiée réagissant avec répugnance même à la plus petite
expression de la langue et de la culture ukrainienne. » [27] Dans la même période, le parti communiste ukrainien (oukapiste) tentait d’expliquer à la direction du Komintern : « Le
fait que des dirigeants de la révolution prolétarienne en Ukraine
s’appuient sur les couches supérieures, russes et russifiées, du
prolétariat du pays et ignorent la dynamique de la révolution
ukrainienne, ne leur permet pas de se défaire du préjugé de la Russie
une et indivisible qui inonde toute la Russie soviétique. Une telle
attitude conduit à la crise de la révolution ukrainienne, coupe le
pouvoir soviétique des masses, aggrave la lutte nationale, pousse une
masse considérable de travailleurs dans les bras de la
petite-bourgeoisie nationaliste ukrainienne et freine la différenciation
entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie. » [28]
Etait-il possible d’empêcher cette tragédie ? Oui, si les
bolcheviques avaient disposé d’une stratégie appropriée dès avant
l’éclatement de la révolution. Premièrement, si, au lieu d’être, en
Ukraine, un parti russe, ils avaient résolu la question de la
construction d’un parti révolutionnaire du prolétariat de la nation
opprimée. Deuxièmement, s’ils avaient intégré à leur programme la lutte
pour la libération nationale du peuple ukrainien. Troisièmement, s’ils
avaient reconnu la nécessité politique et la légitimité historique de la
révolution nationale ukrainienne et du mot d’ordre de l’indépendance de
l’Ukraine. Quatrièmement, s’ils avaient éduqué le prolétariat russe (en
Russie et en Ukraine) et les rangs de leur propre parti dans l’esprit
du soutien total à ce mot d’ordre et s’ils avaient combattu de cette
manière le chauvinisme des nations dominantes, l’idéal réactionnaire
d’un rassemblement des pays russes.
Rien ne se serait opposé à ce qu’en même temps les bolcheviques
mènent, parmi les travailleurs ukrainiens la propagande en faveur de
l’unité la plus étroite avec le prolétariat russe et, pendant la
révolution, en faveur d’une union étroite de l’Ukraine et de la Russie
soviétique. Au contraire, ce n’est qu’alors que cette propagande serait
politiquement cohérente et efficace.
Lénine avait un jour tenté d’élaborer une telle stratégie. En
témoigne, son « discours séparatiste » sur la question ukrainienne,
prononcé à Zurich en octobre 1914. Il disait alors : « Ce que fut
l’Irlande pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenu pour la Russie :
exploitée à l’extrême, sans rien recevoir en retour. Ainsi, autant les
intérêts du prolétariat international en général que ceux du prolétariat
russe en particulier, exigent que l’Ukraine reconquière son
indépendance étatique qui seule lui permettra d’atteindre le
développement culturel indispensable au prolétariat. Malheureusement,
certains de nos camarades sont devenus des patriotes impériaux russes.
Nous autres, moscovites, sommes esclaves non seulement parce nous nous
laissons opprimer, mais nous aidons aussi par notre passivité à ce que
d’autres soient opprimés, ce qui n’est nullement dans notre intérêt » [29].
Plus tard, cependant, Lénine n’a pas maintenu ses thèses radicales de
Zurich. Nous les retrouvons en revanche dans la pensée politique du
communisme indépendantiste ukrainien, celle de Chakraï, des bolcheviques
fédéralistes, des borotbistes et des oukapistes.
Pourtant, il ne faut pas s’étonner que les bolchevique n’avaient
aucune stratégie des révolution nationale des peuples opprimés de
l’empire russe. Les questions stratégiques de la révolution étaient plus
généralement le talon d’Achille de Lénine lui-même, comme en témoigne
sa théorie de la révolution par étapes. En ce qui concerne la théorie de
la révolution permanente de Trotsky (que Lénine avait adoptée
implicitement après la révolution de février), elle n’était alors
élaborée que pour le prolétariat de Russie, pays capitaliste
sous-développé, et non pour le prolétariat des nations opprimées par la
Russie, Etat impérialiste et prison des peuples.
Les fondements théoriques de la stratégie de la révolution permanente
du prolétariat d’une nation opprimée sont apparus durant les années de
la révolution parmi les courants indépendantistes du communisme
ukrainien. Les oukapistes avaient été probablement le seul parti
communiste (même s’il n’avait jamais été reconnu par le Komintern en
tant que section) qui revendiquait ouvertement la théorie de la
révolution permanente. L’idée théorique de base, ébauchée déjà par
Chakraï et Mazlakh et assumée par les borotbistes, mais développée avant
tout par les oukapiste, était simple. Au stade impérialiste, le
capitalisme est, bien sûr, marqué par le processus
d’internationalisation des forces productives, mais il ne s’agit là que
d’une face de la médaille. Déchiré par ces contradictions, le
capitalisme de l’époque impérialiste ne génère pas une tendance sans
générer simultanément une contre-tendance. La tendance opposée, c’est
celle de la nationalisation des forces productives qui se manifeste, en
particulier, par la constitution de nouveaux organismes économiques,
ceux des pays coloniaux et dépendants, et engendre des mouvements de
libération nationale.
La révolution mondiale prolétarienne n’est que l’effet d’une des
tendances contradictoires du capitalisme moderne (l’impérialisme, même
si l’effet dominant). L’autre, inséparable du premier, ce sont les
révolution nationale des peuples opprimés. C’est pour cette raison que
la révolution internationale est inséparable d’une vague de révolutions
nationales et qu’elle ne peut s’étendre sans s’appuyer sur ces
révolutions. La tâche des révolutions nationales des peuples opprimés
consiste à libérer le développement des forces productives entravé et
déformé par l’impérialisme. Libération impossible sans instauration des
Etats nationaux indépendants gouvernés par le prolétariat. Les Etats
ouvriers nationaux des peuples opprimés sont un relais indispensable
pour la classe ouvrière internationale afin qu’elle puisse procéder à la
solution des contradictions du capitalisme et à la gestion ouvrière
d’une économie mondiale. Si le prolétariat cherchait à édifier son
pouvoir sur la base d’une seule des deux tendances contradictoires dans
le développement des forces productives, il entrerait inévitablement
dans une contradiction avec lui même.
Dans leur mémorandum envoyé au 2e congrès de l’Internationale
communiste (été 1920), les communistes oukapistes résumaient leur
démarche dans les termes suivants : « Le prolétariat international a
pour tâche d’attirer à la révolution communiste et à la construction
d’une nouvelle société non seulement les pays capitalistes avancés mais
aussi les peuples retardés des pays coloniaux en profitant des
révolutions nationales de ces derniers. Pour accomplir cette tâche, il
faut qu’il y participe et joue le rôle dirigeant dans la perspective de
la révolution permanente. Il faut qu’il empêche la bourgeoisie d’arrêter
les révolutions nationales au niveau de la réalisation du mot d’ordre
de libération nationale ; qu’il poursuive la lutte jusqu’à la prise du
pouvoir et à l’instauration de la dictature du prolétariat ; et qu’il
conduise jusqu’au bout la révolution démocratique bourgeoise en
constituant des Etats nationaux destinés à rejoindre le réseau
international de l’union émergente des Républiques soviétiques. » Ceux ci doivent s’appuyer « sur
les forces du prolétariat national et sur les masses laborieuses du
pays ainsi que sur l’aide mutuelle de tous les détachements de la
révolution mondiale ». [30]
A la lumière de l’expérience de la première révolution prolétarienne,
c’est justement cette stratégie de révolution permanente qu’il faut
adopter aujourd’hui pour assurer la solution de la question des
nationalités opprimées, dans le cadre de la révolution politique
anti-bureaucratique en URSS.
Zbigniew Kowalewski, 1989
Notes :
[1] Voir,
à ce sujet, un des plus importants ouvrages sur la question nationale,
celui du marxiste ukrainien R. Rosdolsky, « Friederich Engels und das
problem der geschischtslosen völker », « Archiv für sozial
geschischte », volume 4, 1964. Il sera publié en français par EDI.
[2] Voir
l’étude de M. Volobuiev, apparue en 1928 et objet de violentes attaques
des staliniens : « Do problemy oukraïns’ koï ekonomiki », in
« Dokoumenty oukraïns’ koho komounizmou », Prolog New York 1962.
[3] Voir
J.M Bojcun, « De Working Class and the National Question in Ukraine
1880-1920 », Graduate Program in Political Science, York University,
Toronto 1985 : B. Krawchenko, « Social Change and National Consciousness
in Twentieth Century Ukraine », MacMillan, London 1985, pages 1 à 45.
[4] Au
sujet des débats marxistes de l’époque sur la question nationale voir
C. Weill, « L’Internationale et l’autre », l’Arcantère, Paris 1987.
[5] L’étude
classique mais biaisée par l’anticommunisme sur l’implantation du
pouvoir bolchevique en Ukraine est celle de J. Borys, « De Sovietization
of Ukraine 1917-1923 », CIUS, Edmonton 1980. Voir aussi T. Hunczak,
« The Ukraine 1917-1921 : A Study in Revolution », Harvard University
Press, Cambridge, 1977.
[6] Les
études classiques sur l’histoire du PC (b) d’Ukraine sont celles de
M. Ravitch-Tcherkassky, « Istoriia kommounistitcheskoï partii (b-ov)
oukraïny », Gosoudarstvennoe Izdatelsovo Oukraïny, Kharkiv, 1923, et
celle de M. Popov, « Narys istorii Komounistytchnoï partiï (bilchovykiv)
Oukraïny », Proletarii, Kharkiv, 1929.
[7] V. Holoubnytchy, « Mykola Skrypnik i sprava sobornosty Oukraïny », Vpered, n°5-6 (25-26)
[8] M.M. Popov,
Op .Cit., p 139-140, 143-144. En ce qui concerne les rapports entre
bolcheviques ukrainiens et le gouvernement soviétique russe, le degré de
tensions peut être illustré par une échange de télégrammes qui avait
lieu au début d’avril 1918. Le commissaire du peuple aux nationalités
Staline au gouvernement Skrypnyk : « vous avez assez joué au
gouvernement et à la république. Il est temps d’abandonner ce jeu ; en
voilà assez. » Skrypnyk à Moscou : notre gouvernement « fait dépendre
ses actions non de l’attitude de tel ou tel commissaire de la Fédération
russe, mais de la volonté des masses laborieuses d’Ukraine ... Des
déclarations comme celle du commissaire Staline voudraient détruire le
régime des soviets en Ukraine... Elles sont une collusion directe avec
les ennemis des classes laborieuses ukrainiennes. » (R. Medvedev, « Le
Stalinisme : origine, histoire, conséquences », éditions du Seuil,
Paris, 1972, p 63-64
[9] V.
Skorovstansky (V. Chakhraï), « Revoliutsiia na Oukraïne », Bor’ba,
Saratov, 1919 : S. Mazlakh, V. Chakhraï, Do Khvyli, Prolog, New York
1967. Pour la traduction en anglais du second livre voir S. Mazlakh, V.
Chakhraï, « On current situation in the Ukraine », University of
Michigan Press, Ann Arbor, 1970
[10] Voir
I. Majstrenko, « Borotbism : A chapter in the hisotry of Ukrainian
Communism », Research program on the USSR, New York, 1954.
[11] Kh.
Rakovsky, « Beznadezhnoe elo : O petliouroskoï avantioure », Izvestiia
n°2 (554), 1919, voir également F. Conte, « Christian Rakovsky
(1873-1941) : Essai de bibliographie politique » tome 1, Université
Lille III, Lille, 1975, p 287-292
[12] « Tov Rakovsky o programme Vremennogo Oukraïnskogo Pravistelstva », Izvestiia n°18 (570), 1919.
[13] Voir A. Sergeev, « Makhno », Izvestiia n°76 (627), 1919.
[14] M. Skrypnyk, « Statti i promovy z natsionalnoho pytannia », Soutchasnist’, Münche, 1974, p.17.
[15] F.
Silycky, « Lenin i borot’bisty », « Novy Zhournal » n°118, 1975, p.
230-231. Il faut regretter que la désastreuse politique nationale du
gouvernement Rakovsky, en 1919, soit passée sous silence par P. Broué,
« Rako », « Cahiers Léon Trotsky » n°17 et 18, 1984, et à peine abordée
par G. Fagan dans son introduction à Ch. Rakovsky, « Selected Writings
on Opposition in the USSR 1923-1930 », Allison and Busby, London-New
York, 1980.
[16] Voir
A.E. Adams, « Bolsheviks in the Ukraine : The Second Campaign,
1918-1919 », Yale University Press, New Haven-London, 1963, ainsi que
J.M Bojcun, op. cit. p. 438-472.
[17] L. Trotsky, « Escritos militares », tome 2, Ruedo Ibérico, Paris, 1976, p. 302.
[18] V. Lénine, « Oeuvres », tome 30, Editions Sociales-Editions du Progrès, Paris-Moscou, 1976, p. 162-165.
[19] Ibid. p. 301-307.
[20] Ibid. p. 483.
[21] M. Ravitch-Tcherkassy, op. cit., p. 14.
[22] I. Deutscher, « Trotsky : Le prophète armé », tome 2, UGE, Paris, 1979, p. 336.
[23] M. Kozyrev, « Bylina o derzhavnoï Moskve », Izvestiia n°185 (1032), 1920.
[24] V. Vynnitchenko, « Chtchodennyk 1911-1920 », CIUS, Edmonton-New York, 1980, p. 431-432.
[25] Cité par M. M. Popov, op. cit., p. 243-245.
[26] Sur
l’histoire de l’oukapisme et, en général, du communisme indépendantiste
ukrainien, la meilleure étude est celle de J. E. Mace, « Communism and
the Dilemmas of National Liberation : National Communism in Soviet
Ukraine, 1918-1933 », Harvard University Press, Cambridge, 1983.
[27] L.
Trotsky, « Oeuvres », volume 17, ILT, Paris, 1983, p. 352. Dans le
cadre de la glasnost gobatchévienne, on affirme que ce n’était pas
seulement un sujet de discussion mais aussi une promesse formelle – et
frauduleuse d’avance – faite à Makhno par la direction bolchevique. Voir
l’article de « réhabilitation » du mouvement makhnoviste de V.
Golovanov paru le 8 février 1989 dans « Literatournaïa Gazeta ».
[28] M. Skypnyk, op. cit., p. 11.
[29] Le
mémorandum du PC ukrainien, in « Oukraïns’ka souspilno-politychna
doumka v 20 solitti : Dokumenty i materialy », volume 1, Soutchasnist’,
New York, 1938, p. 456.
[30] Ce
discours ne se trouve pas dans les oeuvres complètes de Lénine. Il a
été rapporté par la presse de l’époque. Voir R. Serbyn, « Lénine et la
question ukrainienne en 1914 : le discours séparatiste » de Zurich »,
Pluriel-Débat n°25, 1981.
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