Photo : Rostyslav Chpouk (if-Ro)
Тарас Прохасько. Зроблено на Україні
Taras Prokhasko. Fait en terre d’Oukraïne
Parmi les meilleures
expériences de ma vie il y a la venue dans nos contrées de tous petits groupes
touristiques suisses, composés de bonnes gens pour qui découvrir le monde est
intéressant et important. Pour qui il ne s’agit pas là juste de profiter de
la détente bien méritée de la retraite, mais de voyager pour de vrai,
regarder, essayer de comprendre, essayer d’aimer.
Ces gens simples m’inspirent.
Il y a peu les
membres d’un de ces tours par la Halytchyna me faisaient part de leur
trouble : après avoir lu en préparation du voyage la littérature
oukraïnienne à leur disposition, ces Européens par excellence s’étaient senti effrayé
par le sentiment soudain de leur provincialisme.
Et je comprends bien
ce qu’ils voulaient dire. Pas seulement parce que nous avons une littérature
extraordinaire (à condition de la bien traduire et de bien la comprendre) qui
sait raconter la vie de cette terre centrale et des hommes qui l’habitent. Mais
parce que l’Histoire du vingtième siècle, Histoire si récente et dont les lois
régissent encore le siècle nouveau, véritablement cette Histoire nous a choisi
pour qu’ici ait lieu et se passe ce qu’il y a de plus intéressant dans les
temps nouveaux.
Nous même ne nous en
rendons généralement pas compte. Pour nous ces évènements historiques ne sont d’habitude
que des aspects particuliers de notre vie quotidienne. Quant aux Européens et
aux Asiatiques, dans leur Histoire officielle notre territoire ne figure que
sous forme de fragment sans grande importance, comme un espèce de stade en
déshérence où, de temps en temps, se passent les matchs décisifs de leurs équipes
préférées.
Cela me fait penser à
une chanson pour moi très intime comme peut l’être une comptine de la très
tendre enfance. On me la chantait avec beaucoup de tendresse. De plus on y
parlait de choses familières : de nos meules, toujours soigneusement rangées
dans la huche. Les autres personnages m’intéressaient peu à l’époque. Je savais
cependant qu’ils avaient quelque rapport direct à nos deux pierres. « Staline
écrit à Hitler – les meules tournent, crénom, elles tournent, crénom de nom.
Hitler lui écrit de retour – je les prendrai les meules, je les confisquerai.»
Quant au refrain il disait les raisons immuables : « elles tournent à
droite, les meules, elles tournent à gauche, c’est parce qu’on a faim qu’elles
tournent, les meules.» Et se
terminait par la solution historique coutumière, ce par quoi tout s’achève toujours
: « le sabre frappe à gauche, le sabre frappe à droite, pour que mon
cœur cesse enfin de souffrir.»
A chaque printemps, lorsque
l’on bêchait le potager, et à chaque automne aussi, lorsqu’il fallait le bêcher
à nouveau, nous ramassions dans la terre retournée les balles et les douilles de
toutes sortes d’origines. Par seaux entiers au début, par pleines poignées
ensuite, et puis... une à une par-ci par-là.
La forêt qui s’étend par-delà
notre verger était creusée de tranchées, de retranchements pour les
mitrailleuses et les canons, de larges fossés et de boyaux étroits. Le pont
par-dessus la rivière était neuf car l’on avait fait sauter l’ancien, dont les fragments
gisent encore aujourd’hui au fond de la rivière.
La connaissance
qu’avaient de notre continent ceux qui m’avaient élevé, était sans frontières, non
seulement parce qu’ils savaient diverses langues, lisaient des journaux et des
livres de différents pays, étaient liés d’amitié avec des gens nés ailleurs,
avaient étudié dans les universités étrangères et avaient été emprisonnés dans
les prisons et les camps de tous ceux qui s’étaient battu ici les uns contre
les autres, mais aussi parce que tous ces Etats, ces journaux, ces armées et
ces prisons venaient d’eux-mêmes. Même si l’on restait sans sortir de chez soi.
Le mieux que ces visiteurs pouvaient apporter était les nouvelles marques de cigarettes
et de savon. Et encore les immeubles qu’ils bâtissaient – des copies
simplifiées des bâtiments de Vienne, de Varsovie, de Berlin et de Moscou, ce
qui fit que plus tard je regardais les authentiques Vienne, Varsovie, Berlin et
Moscou comme s’ils étaient composés avec des fragments de la ville de mon enfance.
Lorsqu’ils parlaient
entre eux, ceux qui m’avaient élevé, parlaient de la Sibérie comme on parle de villégiature.
Avec le temps les souffrances s’étaient effacées de la mémoire, ils se
souvenaient des tempêtes de sable en été et de la taïga en hiver, et du lait
que l’on vendait gelé et au poids, et du chemin de fer le long du majestueux lac
Baïkal.
Ils avaient cessé
d’avoir peur de quoi que ce fut car ils avaient acquis la certitude de l’impermanence
de tout ce qui est impermanent. Et tout particulièrement des Etats, des
journaux, des prisons, des visiteurs et des marques de cigarettes. Ils
faisaient même des enfants lorsque les temps étaient tellement incertains, ils
faisaient l’amour dans les temps les plus dures, parce qu’ils savaient que l’amour et les
enfants existent tant qu’ils existent.
Il faut dire qu’ils
avaient été à bonne école. Puisque l’Histoire des différents peuples, ils
devaient l’apprendre avec bien plus d’application que les élèves issus de ces
peuples. En conséquence leur vision de l’Histoire s’approchait ne serait-ce qu’un
peu de la vison idéale. Et ainsi – sans le moindre oukraïnocentrisme – ils avaient
parfaitement conscience que le plus important de l’Histoire européenne ne
passera pas à côté de leur vie. Ils avaient accepté de vivre sur un terrain
d’expérimentation. Leur pacte avec le diable consistait à faire don de soi à ce
laboratoire universel.
Bien entendu les expérimentateurs,
et les observateurs extérieurs, ne peuvent dès lors qu’être saisis par la
sensation de venir ici depuis la périphérie, par le sentiment de leur provincialisme
et aussi par la crainte qu’à un moment ou un autre l’expérience ne s’échappe de
l’éprouvette.
Traduction de Oles Masliouk
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