lundi 24 août 2020

Témoignage sur le fonctionnement de la mythologie anti-ukrainienne en France



Le « général tsariste » Petlioura et les KGBistes « ukrainiens »


Tous les chemins ne mènent pas un Ukrainien à Rome, loin s’en faut : mais, comme on le voit, n’importe lequel d’entre eux mène au sujet des relations entre Juifs et Ukrainiens. Après la présentation à la presse du film documentaire De la Petite-Russie à l’Ukraine produit par FR3, et tourné au printemps 1990 par le groupe marseillais Vidéo-13, le groupe parisien La Parole errante, le cinéaste moscovite J. Pasternak et moi-même, l’un des critiques présents m’a très sérieusement reproché de n’avoir pas montré de pogromes. Mais il n’y en a pas eu pendant le tournage du film. Ni avant. Ni après. Il y eu, au contraire, des manifestations de soutien réciproque entre Juifs et Ukrainiens. Nous les avons filmées, sans penser que quelqu’un allait réclamer des pogromes.
Comme me l’a expliqué un jour un éditeur français, il ne voulait pas toucher au sujet de Petlioura, craignant d’être pris entre deux « paranoïas nationales ». On ne saurait pourtant éviter de parler de ce sujet, surtout en France, où Petlioura a été assassiné, où un tribunal parisien a relaxé son meurtrier tchékiste, où des organisations juives ont cru pour diverses raisons que ce meurtrier, Schwarzbard, était un justicier et un héros national, et où, enfin, fut créé le mythe noir de Petlioura et de l’OuNR... C’est en se référant à ce mythe que l’homme de la rue distingue les Ukrainiens des Russes. Est-il possible de lutter contre le mythe anti-ukrainien ? Autant qu’il est possible, sans doute, de lutter contre le mythe antisémite...
Un jour, une Ukrainienne et moi parlions avec notre grand ami N. de la Kabbale. Il fit allusion au nom de Petlioura en passant, mais, se souvenant de notre nationalité, il changea délicatement de sujet. Nous lui avons néanmoins demandé de nous raconter ce Petlioura-. Il s’est avéré que ce dernier était un général tsariste, devenu hetman après la Révolution, et qu’il organisait de terribles pogromes. Notre Petlioura n’avait rien à voir avec le sien. Avant la Révolution, il fut journaliste, de tendance sociale-démocrate. Après la Révolution, il prit part au gouvernement socialiste de l’Ukraine. Après le coup d’État du hetman Skoropadskyi, il prépara et dirigea la révolte contre ce dernier et les Allemands. Selon certaines informations, il aurait été franc-maçon... Il faisait fusiller les pogromistes, « Si vous avez tort sur tous les autres points, lui dis-je, peut-être serait-il utile de chercher une information plus scientifique sur le sujet des pogromes ? » Mais où l’aurait-il trouvée ? Pas dans les dictionnaires. Simone Signoret, répondant à l’« Encyclopédie de l’Ukraine » de Sarcelles, a suggéré fort à propos de contester le Petit Robert au sujet de Petlioura. Mais lorsqu’on sait que le Petit Robert ne se sert même pas de l’encyclopédie israélienne, qui traite le sujet de Petlioura de façon plus scientifique que les ouvrages de référence français... (D’une manière générale, la mythologie anti-ukrainienne est bien moins répandue en Israël qu’en France. Peut-être parce qu’il s’y trouve davantage d’émigrés ukrainiens récents ?) L’édition anglaise de l’encyclopédie ukrainienne existe depuis plusieurs années, mais notre diaspora n’a pas réussi à obtenir la parution de la version française – bien que la rédaction de cette encyclopédie se trouve en France. Quant aux journalistes, vu le niveau de leur « science historique », que peut-on attendre de leur part ? Les uns écrivent que la capitale de l’Ukraine est Kharkiv ; d’autres, depuis l’indépendance, ont déménagé l’Ukraine elle-même en Asie centrale...
Hélas, non seulement on ne connaît pas la véritable histoire de ce pays, mais souvent on ne veut pas la connaître. Lors d’une conférence de presse, mon épouse soulignait le fait que le KGB s’est montré particulièrement féroce envers les Ukrainiens. (Un dicton dit : « Quand on coupe les ongles à Moscou, à Kiev on sabre les doigts. ») Elle parlait par ailleurs de l’antisémitisme du parti et de L’État soviétique. L’un des journalistes présents, qui comprenait bien le russe, a commenté ses propos dans l’esprit de la mythologie anti-ukrainienne : « Ce sont les KGBistes ukrainiens qui sont les plus féroces. Ils sont antisémites. »

Leonid Pliouchtch, Ukraine : A nous l’Europe !
Traduit de l'ukrainien par Maria Malanchuk
Du Rocher, Monaco, 1993, pp. 22-24

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