vendredi 3 janvier 2014

Chevtchenko, "le géographe malgré lui"

Un petit texte sur Chevtchenko écrit avec sympathie.
Combien même en français.


Roger Caillois
Les rivages de l’exil
Le géographe malgré lui
En 1847, Tarass Grégorevitch Chevtchenko a trente-trois ans. Depuis plusieurs années déjà, il est passé du servage à la liberté, de l’obscurité à la gloire. Son succès personnel est assuré. Mais sa générosité native ne peut s’accommoder d’une réussite qui ne concerne que lui et qui laisse dans la misère et l’esclavage sans issue prévisible tous ceux de Kirilovka (1) et d’autres, innombrables, bien au-delà de Kirilovka et de Mornitz (2), bien au-delà de Zvenigorod, dans toute l’Ukraine et sans doute au-delà de l’Ukraine.

Il supporte mal que les humiliations de son enfance continuent d’être celles des siens. Il lit dans une société clandestine d’ardents poèmes séditieux. Il est arrêté et déporté comme simple soldat dans de lointaines forteresses d’au-delà de l’Oural.
Au premier plan - la djoulamiillka où Taras Chevtchenko passa l'hiver 1848-1849

C’est à ce moment que je m’arrête avant de tourner la page pour essayer de deviner les sentiments de cet homme mûr et célèbre, sorti de l’inespérable pour lui Académie des Beaux Arts, familier des salons de Pétersbourg, peintre et poète livré soudain aux brutalités des adjudants et à la crasse de la caserne. L’enfant en forme de cube, comme il s’est lui-même assez étrangement appelé, semble en avoir eu non seulement la forme dure, mais aussi taillé qu’il est en substance résistante, inentamable, la décisive solidité.

Il semble aussi obstiné qu’aux jours de son enfance, où il s’enfonçait dans la campagne ukrainienne jusqu’à tomber de fatigue et de sommeil pour atteindre les pieux de fer qui, derrière la montagne, soutiennent le ciel. Il ne retombe pas seulement dans la servitude et l’isolement, après une éclaircie de bonheur et d’indépendance. D’ordre de Nicolas Ier, il lui est interdit d’écrire et de peindre, ce qui correspond à l’avant-avant-dernier des échelons concevables de l’oppressions en matière de création artistique et littéraire.

Il n’est pas contraint de chanter ou d’illustrer le système qui le persécute, mais il lui est lourd et insupportable de devoir laisser dans le tiroir la plume et le pinceau. Aussi écrit-il en secret.

L’année suivante, le général A.I. Boutakov organise une expédition scientifique pour l’étude de la faune et de la flore de la mer d’Aral, vaste et peu profonde cuvette d’eau salée au milieu de déserts. Il requiert les services du dessinateur Chevtchenko. Mille cinq cents télègues traversent bientôt les solitudes du Kara-Koum. Elles emportent jusqu’à une goélette démontée.

J’imagine ce trajet de plus d’un mois à travers un vent chargé de sable qui dessèche tellement la peau que le visage des jeunes hommes prend vite des rides de vieillard. Sur les dunes, elles aussi comme la mer toujours recommencées, sur leurs méandres de cervelle et de madrépore, ne poussent que la laiche et l’armoise, le saxaoul nain et l’acacia des sables, une végétation cuirassée, coriace, épineuse, irascible.

Toutefois, lorsque se retire l’eau momentanée de la fonte des neiges, c’est la brève explosion multicolore de rapides tulipes et de brusques pavots. Il n’est pas difficile de conjecturer quelle félicité inattendue la surprise de ces fleurs passagères, écloses sur le paysage ingrat, dût apporter au peintre, au poète déporté loin des rives verdoyantes du paresseux Dniepr, là où la terre appartient depuis si longtemps aux hommes qu’elle est soulevée de loin  en loin par les tertres qui recouvrent leurs dépouilles.

Croquis et aquarelles se succèdent, à la fois œuvres d’art et documents scientifiques, profils de côtes et relevés de terrain, qui sont aussi moyens pour l’homme de prendre possession d’un sol inédit, d’identifier et de décrire de nouvelles espèces de plantes et d’animaux, de compléter ainsi le cadastre et l’inventaire que l’hôte de la planète fait de l’étendue et des biens de son habitat.

Je suis loin d’avoir vu tous les dessins exécutés alors par l’exilé. J’ignore même si tous ont été conservés où si beaucoup ont été perdus. Il n’importe. Je me plais à penser qu’on lui doit peut-être la première représentation du rarissime saumon qu’on ne trouve que dans la mer d’Aral, ou de l’élégant cordium, le coquillage en forme de cœur, qui s’ouvre dans l’axe perpendiculaire à celui qu’on attend et qui, de la Méditerranée, est venu, par quel mystère ? proliférer dans un lac fermé.

L’hiver, dans l’île de Kos-Aral, Chevtchenko écrit sans arrêt de nouveaux poèmes. Nombres de ses vers les plus puissants et les plus originaux ont été écrits là. Ensuite, à Orenbourg, à Novopetrov, où il est pourtant restitué à un régime draconien, naissent ses meilleures œuvres de prose, notamment son Journal.

Nul désespoir n’y paraît jamais. Je crois que le 2 août 1859, il quitta Novopetrov heureux, non seulement de son retour, mais d’avoir fécondé l’adversité et la solitude.

Dans les pires moments il ne s’est pas laissé envahir par le découragement. Simplement, il a produit davantage. Par des dessins de falaises et de buttes-témoins, par mille esquisses diverses, il a contribué comme il pouvait à l’extrémité du monde où la répression l’avait envoyé, et puisqu’un général éclairé lui en avait fourni l’occasion, à l’avancement d’une science qui jusqu’alors avait dû lui sembler bien étrangère : la géographie. On ne saurait toujours choisir l’alphabet de son message.

Un philosophe a remarqué que l’homme d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est, si l’homme des cavernes, déjà, n’avait pas tenu à léguer à ses descendants un monde meilleur que celui dont il avait hérité. Chaque génération est logée à la même enseigne et connaît la même loi silencieuse. Il convient d’honorer en Chevtchenko, en même temps que le peintre et le poète, un de ces pionniers opiniâtres qui ont le mieux compris ce premier et permanent devoir de l’homme.





(1) – (2) Kirilovka (canton de Zvenigorod, dans le district de Kiev), était un village que possédait le propriétaire foncier Engelhardt, à qui appartenait toute la famille de Chevtchenko. Les parents de Chevtchenko se rendirent à Kirilovka peu après la naissance de Tarass, qui avait vu le jour au village de Mornitz, près de Kiev.







Source / Джерело : « Courrier de l’Unesco », juin 1964, pp.14-15

Illustrations : l'excellent ІЗБОРНИК (litopys. org.ua)

N.B. Tous les autoportraits de cette page sont de 1849, alors que Taras Chevtchenko est en exil, à Orenbourg. En exil, c'est à dire en Russie.

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