lundi 6 janvier 2014

Stous, "Kostomarov à Saratov"

Anniversaire de Vassyl Stous aujourd’hui.


Kostomarov à Saratov

 
Que peut-elle faire,
l'âme vivante, dans cette Cité de mort ?

V. Myssyk


 
I

Année après année ta prison grandit,
année après année ses fondations s'enterrent,
par-dessus tes gémissements usés,
par-dessus ta détresse - pas la moindre lumière.

Tu vis - alors attends. Tu nais - alors attends.
Attends - jusqu'au trépas. Attends dans le tombeau.
Ne guette pas - les années passent, vaines,
sans un coin de ciel, ni une cruche d'eau.

Tu te tiens - sur la rive de la solitude
collé au chagrin, comme l'escargot,
vide après ta colère retombée,
et tu ne peux toucher les bornes de la douleur.

Et le monde devint muet, étouffé, consumé,
sans avoir étanché la soif séculaire.
Ayant sucé tout ton courage
il t'a abandonné après t'avoir maudit.


II

Les vivants - dans les tombes. Les morts - non,
bien que tous écrasés par les murs des prisons.
Les très anciennes années, les mois, les jours
ils les dénombrent dans le cercueil vivant.

Tels des somnambules rôdent les morts parmi les morts.
Ô combien grand est leur désir de se trouver entre les os d'autrui
un coin à eux, discret,
pour y craindre la mort.

III

Le monde - rien qu'un bref sifflement. Et le précipice -
comme sans fond. Ton sort - impénétrable.
Sans-abri - livre-toi tout entier au chagrin
(mais le chagrin, comme le précipice - sans limite).

Le temps est une chute. Au temps on ne peut s'agripper.
De ses mains, on ne peut s'agripper - comme au barbelé.
Ô Seigneur, soutiens-moi ! Les deux bras,
telles les ailes d'un moulin, de l'aube à l'aube,
tournent, tâtonnent - pas de salut,
pas d'apaisement. Deux bras seuls !
Et de la solitude les cadeaux amers -
ramures roses de l'aurore au sortir des ténèbres.

Le point du jour - un bref sifflement.
IV

La bougie se fit songeuse -
éclat d'après le soir.
Brève rémission -
la tête entre les mains.
Crucifié sur le châlit,
sur la croix de pin,
tu mesures à ta solitude
les très vieux tracas.
Perdu parmi les jours
je ne me retrouve pas.
Sous les explosions des pins -
comme sur les sols marins.
Les lourds éboulis des ans
et de la mémoire l'abîme.
Mais aussi les jours présents -
ce joug à tous commun.
Mon Dieu, ce vaste monde -
cette vaste démence -
ne vaut pas ta peine,
honte à qui se plaint.

V

Qui donc nous rendra
les mains, les gestes et les joies ?
Qui donc obstinément
défrichera les fourrés ?

Qui donc s'habituera
à vivre, rongeant son propre cour ?
Où sont les demeurés
que la mémoire laisse dormir ?

Que tu aies vécu ou pas - c'est en vain.
Tout est vain - que tu aies vécu ou pas.
Assez, maladroit !
Suffit. Tu as épuisé les années fastes.

Ne pleure pas la perte
des jours tannés par le malheur.
Pour la vie - paie le prix :
descends dans les tombes moisies.

Déjà, pécheur,
dans la soumission repose-toi.
Les destins sont vains,
comme les jours. Et tes actes - inutiles.

Ce qui est étranger - est nôtre.
Et ce qui est nôtre - nous est étranger.
Notre destin félon
Nous égorgera - avec notre couteau.

Inopérants les épithèmes,
et le grand jeûne n'y fera rien.
Des fils-larbins hébétés
La terre part en fumée.

Sur elle pas assez de malheur -
il s'en cache encore dans les langes.
Aujourd'hui - hier
et avant - tous les siècles durant.

Agir aussi est vain.
Vanité des vanités et illusion.
Par deux vont les malheurs
(quel malheur est-ce donc s'il vient seul ?)

Je pousse la porte
et m'agenouille : Pater Noster !
Mais personne ne nous rendra
les mains, les gestes et les joies !


VI

Je ne me soucie pas du passé
rongé par les vers du désespoir.
Les grandes pensées s'en sont allées
dans le monde d'au-delà - tourbillon
des années de souffrance. Soit. Je ne pleure pas.
Je ne m'en soucie pas. Inutile.
Tout ce par quoi j'ai vécu, je le perds aujourd'hui.
Des deux mains tout est déchiré.

Tout, vraiment ? Mais non. En vérité.
Ce serait péché de dire : tout est déchiré !
Pour tout cercle de joie,
pour toute lisière de bonheur, là où l'on prête
un peu de foi aux sans-foi,
un peu de tendresse au sein du mal,
un carré - quatre sur quatre -
et le rebord d'une table noire.

Juste en face, sur un banc assise
une pauvre veuve,
et sur ses paumes calleuses -
des larmes salées comme des graviers.
Elle dit : Ô fils, abaisse ton regard,
de tes mains écarte le malheur :
lorsqu'il n'y aura plus d'Ukraine,
alors il n'y aura plus de peine.
Dans le bonheur des sous-hommes
s'émousseront le glaive de sa Loi et sa colère.
Du malheur ne restera qu'un peu de paille pourrie.

S'enfuira le spectre décharné
de ses fils infidèles.
Au premier tonnerre - il s'enfuira.
Qui donc alors lui donnera à boire ?
Qui donc lui fermera les yeux - dis-moi ?

Tu es seul - à hauteur de toi-même,
un seul pour des centaines de générations
par une haute colère égal aux dieux,
même si tu n'es pas le fleuve, mais le gravillon,
trop lourd. Cri aux cent bouches,
tu es le bras des prières aux cent fronts.
Va - à la rencontre du futur,
et que ton pas léger
soit bien léger. Nul besoin
de chagrins douloureux. Cela - est vain.

La prison ne grandira pas jusqu'au ciel :
la prison, fouira encore la terre.


VII

Maladroit le corbeau tournoie.
Maladroits les pins tournoient.
Et tournoie la terre sans voix
automnale et glacée.

Le tourbillon stellaire des galaxies
de sa spirale de souffrance annoncée
révèle le destin éternel de l'homme,
plein de neige, à ras bord.

Seul l'éternel tournoiement !
.............................................
... la feuille, la plume, la tasse.
Et la bougie tremblante au souffle de l'aube
que notre arrière-petit-fils appellera le jour.


Traduit par Oles Masliouk et Anne Renoue


Cette traduction est parue dans :

La revue L’Intranquille, n°4-5, Paris, 1999, pp.569-579.

Le recueil Vassyl Stous, Extraits des Œuvres Complètes, Librairie Oukraïnienne Ephémère, Paris, 1999, pp. 8-16.

Le livre d’art Vassyl Stous / André Jolivet (peintures), Kostomarov à Saratov, éditons Voltije, Plougonven, 2009. Update !





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