samedi 30 novembre 2013

Khvylovy - Novembre indigo


Il y a 80 ans tout juste, en 1923, Mykola Khvylovy faisait paraitre à Kharkiv le recueil Etudes bleues, dont cette nouvelle 
Novembre indigo
 

I

Les vents salins caracolaient de par la steppe. De la mer se précipitaient vers les pays transcaspiens.

... Caucase septentrional.

Les précipices d’azur inaccessibles suspendaient leur mutisme au-dessus de la stanytsia. Les étoiles se mettaient à trembler et fuyaient vers l’horizon, vers les montagnes.

Novembre passait indigo, mystérieux, novembre traînait par les jardins, les potagers, il s’insinuait sous les toits de chaume, s’en allait avec les vents, emportant son mystère, s’en allait taciturne.

Le feu n’était pas tout à fait éteint – il se consumait lentement, et le visage de Vadim semblait animé sous les ombres changeantes.

La maison se vidait, chacun partait de son côté : il ne restait plus que deux ou trois personnes.

Les clous s’enfonçaient sourdement dans le mur.

On devait suspendre des guirlandes.

Il était tard.

La nuit.

Zimmel parti, claquant des éperons, Marie demanda, malicieuse :

– Toi aussi tu es triste ?

– Bien sûr je suis triste. Mais... Tu me comprends...

Vadim fixait l’âtre d’un regard dur et sec.

Parfois un coup de vent faisait sortir de sous son bonnet en peau de mouton une mèche de cheveux qui retombait sur son front mat.

Serrant sa tête entre les mains, Marie dit sourdement :

– Oui Vadim, la mélancolie. Mon cœur et ma raison acceptent les jours qui passent, mais c’est la mélancolie tout de même. C’est le sentiment que l’on a quand on abandonne les avant-postes et que l’on n’est pas certain de revenir de sitôt.

Il se taisait.

Marie se recroquevilla sur sa bûche – chut. Le charbon vert dans l’âtre et dans ses yeux. Verte aussi sa capote militaire. On l’appelle « le dernier des Mohicans ». Et c’est vrai : toutes les révolutionnaires sont allées faire des gosses, mais pas Marie, ni peut-être quelques autres.

Ecoutons les vents salins, quand silencieux chemine vers l’occident le novembre indigo.

On parla aussi de Zimmel, des mœurs contemporaines et on parla de la commune.

Vadim est commissaire de brigade, Maris – chut. La nuit : elle est trop recroquevillée, Marie est commissaire politique.

Elle avait dit encore, d’une voix sourde :

– Certaine, incertaine... Oui, incertaine, sinon je serais allée chercher une autre vérité. Ici c’est la mélancolie.

– Tu me fais penser à un crapaud de la révolution géologique, tu sais, ils avaient des têtes d’un demi-mètre.

Dans les ruelles de la stanytsia se promenaient les soldats de l’Armée rouge. Et de nouveau dans les ruelles de la stanytsia caracolait le vent salin.

Droit devant – une vaste église transperce de  sa croix le ciel muet.

Marie se tenait près d’un monceau de branches odorantes (pour les guirlandes). Zimmel avait apporté des herbes des montagnes.

Mais l’odeur, on ne savait quelle était cette odeur – celle des sapins, des herbes des montagnes ou celle du novembre indigo ?

Mais peut-être était-ce le Caucase, ou les villages montagnards, ou peut-être les vents salins.

... « Crapaud ! » Cela frappa douloureusement.

Mais Marie se souvint soudain – le médecin du régiment avait dit que Vadim vivait ses derniers jours. Elle regarda son visage. Une braise se posa juste sous son cœur, brûlante.

... Une toux sèche, comme un incendie des steppes. C’était Vadim.

Il dit gentiment :

– Assieds-toi plus près, ma Marie inquiète.

Elle tressaillit :

– Tienne ?

- Et pourquoi pas mienne ? Ma camarade... Oui : je vais parler à voix basse pour que personne n’entende. C’est mon plus grand. mystère... Voilà...

(... Dans la nuit bleue crisse parfois le chadouf – on vient puiser l’eau. Et ça crisse.)

– ... Je suis moi aussi un romantique. Mais ce n’est pas le même romantisme : je suis amoureux de la commune. On ne doit parler de cela à personne, comme de son premier amour. Seulement à toi. Car il faut des années, des millions d’années ! L’inoubliable éternité. Oui Mari, il faut que les choses soient comme elles sont. Avec la muflerie panfédérale, la bureaucratie, la tragédie dans l’âme de quelques-uns... Enfin il faut s’arrêter... Oui. Mais réfléchis : il y a le prolétariat qui n’a toujours pas été poétisé, ce prolétariat a fait avancer l’histoire à coups de fouet et nous sommes là avec notre ennui, notre insatisfaction. Est-ce normal ?

De nouveau la braise brûlait le cœur :

– Toi aussi tu me rappelles un crapaud du mouvement géologique.

Vadim :

– Ne t’inquiète pas, Marie...

Marie :

– Ce que je veux se nomme mouvement en avant et non en arrière, dit-elle brutale et tranchante. Ce n’est pas là du romantisme.

... Marie – chut. Elle s’est mise en petit tas et on ne la voit plus. Mais dans ses iris et dans le blanc de ses yeux il y a des reflets verts. Elle-même disait d’elle-même : un chien de la révolution – wouaf – wouaf ! Mais elle n’est pas venue là par hasard : elle connaissait les idées de Figner et bien d’autres choses.

Le charbon se réduisait en cendres. Elle regardait le tuberculeux Vadim par en dessous, et tristement elle pensait à l’amour, elle voulait aimer. Elle le savait – Vadim aussi voulait aimer.

Vadim se consumait. Le médecin avait dit qu’il était trop tard pour l’envoyer au sanatorium.

Et toujours : les clous s’enfonçaient sourdement dans le bois.

Les herbes des montagnes et les branches de sapin étaient là pour la fête du 7 novembre. Dans trois jours, dans une station perdue de la plaine caucasienne, on se souviendrait du jour exultant. Les soldats de l’Armée rouge fleuriraient, arrangeraient le quartier général, où aurait lieu le meeting-concert, là où vécut le grand otaman avec sa famille aristocratique.

... A l’occident il y a la mer. Bien sûr on ne l’entend pas d’ici, mais on la sent. Marie la sentait et Vadim aussi. La mer fait toujours penser à des millions d’années.

Oui, cela se passait dans le Caucase, le Caucase septentrional, non loin des montagnes.

Et le jour on voyait les blancs sommets de l’Elbrouz. Parfois ils semblaient flotter dans le brouillard.

Le feu se mourait. Ils se taisaient.

Vadim, se réveillant, parla tout doucement :

– Oui, Marie, j’aime ton amour. Mais je regarde notre réalité du XXVe siècle, quand notre réalité aura des cheveux blancs. Et c’est pour cela que j’en suis si amoureux. Toi tu ne le sens pas, mais moi je le sens : la commune est en marche. Solennelle, elle s’avance de village en village, et seuls les aveugles ne le voient pas. Mais les générations futures le comprendront, je le crois. Et que sont nos tragédies face à cette grandiose symphonie tournée vers le futur ?

A peine Vadim eut-il terminé sa phrase qu’il porta la main à sa poitrine : une toux sèche, comme l’incendie des steppes.

Marie se leva et jeta sombrement :

– Viens !

Marie éteignit la dernière bûche, et le feu mourut.

En passant ils frappèrent à la fenêtre.

– C’est bon, camarade Hoffman, allez vous coucher.

Ils emportèrent les herbes des montagnes et les sapins. Etait-ce l’odeur des sapins ou des herbes ?

... Ou peut-être était-ce le Caucase, peut-être les villages montagnards, ou les vents salins ?

Et pendant ce temps les vents salins caracolaient au-delà de la Caspienne et disparaissaient dans les sables inconnus.

... Oui, sans doute le sapin, car seul le sapin exhale cette odeur oubliée.

De retour chez elle Marie pensa à Vadim. Elle ne voulait pas lui déclarer son amour : son entêtement l’agaçait.

Puis elle lut une brochure de Lénine, mais en se couchant elle se souvint de Vadim...

Elle avait mal.

... Elle pensait que l’amour est si vert ! Comme la fleur de mai. Et soudain cela la frappa : « Vadim vit ses derniers jours. »

Sur le quartier général régnait la nuit.

 

II

 

Solennelle comme la commune s’avançait par la République la ruine du schéol séculaire. C’était si courageux, si spacieux et infini, comme l’océan, parce que le désir brûlait sur des milliers de labours.

Venant du nord le renne rose se frayait un chemin par les fourrés profonds de la République.

Marie est allée à l’école.

... Concentration.

... Mais peut-être était-ce le sage soleil se levant au-delà de la Caspienne.

– « Nous ne sommes pas des esclaves ! »

Le bourdonnement de la classe était rude, malhabile.

Cela sentait les labours, le terroir.

C’était le mystère suprême, des hommes sombres, incertains comme le brouillard, sortaient de là avec en eux une joie semblable à une eau transparente, à une eau de source.

Il y avait là une vérité de millénaires, que nous seuls, les contemporains, avons connue.

...Au déjeuner Hoffman est venu voir Marie – lisse, gentil, sévère – un bateau sous vapeur, une douce sagesse.

Il déjeuna avec Marie, mangeant peu comme toujours.

Toute la journée Marie fut svelte, agile, une montagnarde, et dans le blanc de ses yeux miroitait l’eau verte.

Elle (Marie) est la fille du Kouban du Sud.

– Et Zimmel a encore fait des siennes, dit Hoffman.

– Quoi encore ? demanda Marie.

– Et comment donc ! Il a envoyé ses soldats chercher des cartes (vous savez, les femmes, les cartes et le reste), et on les a noyés dans un puits près de la stanytsia Chkourivska. On les a ramenés aujourd’hui sur des charrettes.

– Vous devriez être content. Ne dites-vous pas qu’on ne peut pas se passer de Zimmel ?

Têtu, Hoffman la coupa :

Bien sûr qu’on ne peut pas s’en passer. Mais il faut le transformer comme l’eau transforme la pierre, goutte à goutte.

Il parla encore.

– Dites-moi, demanda Marie, où s’arrête votre sottise et où commence la contre révolution ? Vadim chante la même chose : Solennelle la commune s’avance par les villages. Où est-ce que vous l’avez vue ? Ce n’est qu’ennui partout. Et la gueule de l’invincible mufle.

– Vous pensez cela ?

– Je suis sûre de cela.

Hoffman s’approcha de la fenêtre et dit :

– Alors quittez le parti.

– Et pourquoi ne le quitterez-vous pas, vous ?

Marie se leva.

Hoffman dit, tranquille :

– Parce que pour des gens comme moi tout est clair.

– Hmm... logique !

... Et puis ils parlèrent de l’ennui, des doutes, de Vadim.

Zimmel vint, cliquetis des éperons, scintillement des chevrons.

Marie sourit :

– Quand on portait les galons sur les épaules, on coupait les épaules, maintenant on va arracher les bras.

– Attendez, camarades ! intervint Zimmel.

Puis, souriant :

– Vous mettez pas martel en tête... je blaguais...

De la fenêtre  on voyait les montagnes et les sommets blancs de l’Elbrouz. De nouveau les sommets couraient dans le brouillard.

Quelque part les soldats de l’Armée rouge chantaient des chansons qui s’évanouissaient elles aussi au-delà de la Caspienne, car les chansons aussi étaient salines et oubliées, comme des millions d’années.

Les chansons étaient gaies et tristes – des chansons soviétiques.

Le sapin qu’avait apporté Zimmel était couché sur les livres, et Marie tenait un rameau à la main.

Zimmel parlait de ses cosaque que l’on avait retrouvés dans le puits près de la stanytsia Chkourivska.

Hoffman coupa sèchement :

– Vous feriez mieux de vous taire.

Zimmel haussa les épaules :

– Je pense avoir le droit de disposer de mes hommes.

Marie s’était mêlée à la conversation et, malicieuse, l’amena sur la question des normes de l’éthique communiste.

Zimmel s’animait, il martelait :

1) que l’on ne devait pas comparer les conditions de vie de tous les communistes ;

2) que les normes de la morale sexuelle, Kolontaï elle-même ne saurait les trouver ;

3) que la notion de morale est très « RELATIVE ».

Enfin i dit :

– Chaque communiste doit être un marchand. C’est ce que dit Lénine. Et quelle est la morale du marchand ? Si tu ne triches pas, tu ne feras pas de bonnes affaires, voilà sa morale, voilà son éthique. Un communiste qui a de l’argent et qui ne le fait pas fructifier est un imbécile.

Et donc ? demanda Marie.

– Et donc il faudra sans doute passer la morale à la trappe.

Hoffman s’empourpra :

– Heu... vous allez trop loin. On peut se faire virer du parti comme ça.

Et soudain il cria à Zimmel :

– Qu’est-ce que vous avez... Dieu vous garde ! Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai entendu ça au centre. Un responsable avait exprimé cette opinion. A la réunion de parti.

Hoffman se ressaisit :

– Voilà... et vous, vous répétez ce qu’un responsable sans cervelle a dit. C’est sans doute un ancien commis-voyageur qui a dit cela, un petit mercanti.

Et il s’assit sur le lit.

Marie souriait.

Zimmel siffla démonstrativement.

– L’opposition ouvrière...

Il fit de nouveau claquer ses éperons et sortit.

Marie regardait par la fenêtre et pensait à la bourgeoisie panfédérale et à Vadim, machinalement elle tripotait la branche de sapin. Elle pensait que la bourgeoisie avance et passe quand point l’aube mais que le grand feu ne s’est pas encore levé à l’est. Cela faisait trop mal parce que derrière il y avait des mares boueuses, mais il avait aussi les jours clairs, quand dans chaque nerf pulsait la source de l’entrain et de la certitude inébranlables, vers la féerie des heures à venir.

Dans l’entrée quelqu’un cria d’une voix d’agit-prop, en scandant les mots :

– Nous ne sommes pas des esclaves !

Une autre voix claire lui répondit :

– Nous ne serons jamais des esclaves !

Marie songeait encore aux masses, à leur naïveté d’enfant, à ces millions d’hommes qui des années durant étaient morts sans broncher, comme les fanatiques du Moyen Age, qui sous la bannière de l’éternité avaient traversé la plaine de la République en large et en travers.

Hoffman s’était calmé, il regardait le sapin :

– Notre Vadim, c’est là qu’il devrait aller, dans la forêt.

Marie se souvint brusquement. Triste, elle dit :

– C’est cruel...

– Vous parlez de Vadim ?

– Oui... Toujours ce cliché idiot : memento mori.

Derrière la fenêtre avançait le novembre indigo.

La soirée tombait, comme toujours inconnue et profonde. Elle s’avançait grise et mystérieuse et s’en allait suivant les vents, par-delà la Caspienne.

Un nuage solitaire venait parfois de la mer, soudain inquiet il regardait de tous côtés, et s’enfuyait par-delà l’horizon.

 

III

Marie rejoignit sa compagnie.

Trois sections étaient de garde, il n’y avait pas grand monde dans la maison.

Elle s’approcha de la lampe.

– Qu’est-ce que vous écrivez ?

Le soldat traçait une lettre avec application. Il dit, contrarié :

– Maudite lettre. Je n’arrive pas à l’écrire. « Tchy ». La lettre « tchy ». On dirait un « gui », ça ressemble... J’écris à la maison.

Marie s’assit près de lui pour l’aider.

Elle prit dans sa main la main rugueuse du soldat et traça la lettre « tchy ».

Ils écrivirent longtemps – à deux.

... Et dans sa chambre elle pensa encore longtemps au visage rouge et barbu du soldat de la République, et à sa lettre « tchy ».

La lettre « tchy » se tint encore longtemps derrière la fenêtre comme un point d’interrogation et cela faisait souffrir.

Puis Marie alla chez Vadim.

Il était tard, mais il travaillait encore.

Comme une colombe sa main se posa sur son épaule à lui :

– Ecoute, Vadim !

Vadim se leva et ils allèrent s’asseoir sur le lit.

De nouveau il avait une toux sèche, comme un incendie dans la steppe. Elle posa l’oreille sur sa poitrine.

– Ecoute, Vadim !

– Oui... je t’écoute...

Marie pencha sa tête sur la tempe de Vadim et flaira l’odeur du corps masculin.

Puis elle dit d’une voix à peine audible :

– Vadim, je t’aime comme si tu étais un village de montagne.

Vadim regarda attentivement Marie :

– Et... moi aussi je t’aime !

– Mais... reprit-elle

Puis elle s’assit en tailleur sur le lit et regarda par la fenêtre avec un regard enflammé. Quelqu’un d’inconnu se tenait près du frêne et doucement, presque imperceptiblement, triait les feuilles mortes.

Vadim dit, demi sérieux :

– Je te comprends : des ennemis n’ont pas le temps de s’occuper d’amour.

– Oui, tu es mon ennemi.

Et doucement elle égrena un petit rire malade.

 

IV

Au matin du 6 novembre frappèrent les froids.

Les arbres tremblaient, les feuilles jouaient une fugue.

Les arbres se dénudaient. Nudité.

Et les feuilles se pressaient de tomber – tombaient.

Tombaient. Et tombaient.

Les troncs.

La terre méditait des pensées profondes. Les vents se taisaient.

Un silence cuivré régnait dans la stanytsia.

Au loin, de temps en temps, crissait le chadouf – on puisait l’eau.

Hoffman et ses soldats ont déjà fleuri la salle. Le meeting-concert est pour demain. Hoffman, toujours maladroit :

– Paf ! Paf !

Les soldats sont mécontents :

– Camarade Hoffman ! Pourquoi les commandants n’aidant pas ? Qu’est-ce que c’est, l’ancien régime ?!

Hoffman, comme lors d’un meeting spontané :

– Paf ! Paf !

On se calma.

Toute la cour du quartier général est couverte de lampions, demain on les allumera.

Les souvenirs cuivrés s’en iront au nord. Demain on ouvrira le grand livre d’azur de la poésie indigo, éternelle, mondiale.

C’est – la révolution.

Est-ce que les communards oublieront ce jour ? N’est-ce pas de la poésie grandiose ?

Nous nous enfonçons dans les nuits bleues, inquiètes, nos pensées s’en vont –

au nord

au sud

à l’ouest

à l’est.

Et l’on flotte au-dessus de la terre, rêveurs, lointains.

... N’est-ce pas là de la poésie ?

Demain nous ouvririons le livre d’azur de la poésie indigo, éternelle, mondiale.

... Marie lisait les nouvelles d’Europe, à propos de la charrue automatique.

Malicieuse elle dit à Hoffman :

– Ici on écrit sur la charrue automatique et aussi qu’en Amérique il y a déjà des armes qui tirent à cinq cents verstes. Pourrons-nous les rattraper ?

– Ce n’est rien... Lisez plutôt la Pravda à propos de notre invention dans le domaine de la fabrication des couleurs. Une affaire mondiale !

... Jusqu’à l’aube Marie écouta Vadim tousser, derrière le mur. Cela l’inquiétait et elle alla le voir.

– Ecoute, Vadim, il faut aller à l’air frais.

Vadim semblait sombre. Mais il parlait encore avec entrain :

– Pourquoi vient-tu si souvent chez moi ?

– Comment donc : puisque je t’aime.

– Oui ?

... Marie lui conseilla de sortir un peu, d’aller chercher le courrier par exemple.

Il accepta.

Zimmel ordonna que l’on attelle des chevaux à la tatchanka.

Après déjeuner ils partirent à travers la steppe.

Marie et Vadim dans la tatchanka et derrière eux Zimmel à cheval. Tout autour la tchornoziom nu et la steppe, sans fin. A droite passaient les montagnes. Marie était plongée dans ses pensées. Et Vadim dans les siennes. Zimmel trottait à côté, dans son manteau de feutre. Marie regardait les montagnes.

– Tu sais, Vadim, je n’aime pas Zimmel, dit-elle.

– Moi non plus je ne l’aime pas.

– Il est le symbole de la muflerie panfédérale.

– Oui.

Vadim toussait beaucoup. Marie avait mal en le regardant.

Les chemins couraient – noirs, chemins de steppe. Un soleil blafard chatoyait dans le ciel.

... Zimmel s’approcha et engagea la conversation.

– Hé, camarades ! Quoi qu’on en dise, j’aime la aste liberté. Vous savez, je suis né dans le Caucase – peut-être est-ce pour cela que j’aime la liberté. Mon père est du Kouban et ma mère est Géorgienne. Tout est liberté chez nous. Ecoutez un peu : Lezguine, Georgien, Kalmyk, Turkmen, Ossete. Entendez-vous la dureté, la liberté qui résonnent dans ces mots ? Ce sont les habitants de la profonde mais vigoureuse Colchide. Et Chamil ? Quelle vigueur dans ces syllabes !

– Continuez, dit Vadim d’une voix sourde, les Tchetchènes, les Kabardiens. Et à propos de Chamil : n’était-il pas logé aux frais du tsar ? Je trouve tout cela passablement ennuyeux. Vous êtes un peu vieux jeu.

Fâché, Zimmel s’éloigna.

Marie, ironique, dit à Vadim :

– Hé bien, c’est une victime du romantisme ce Zimmel, un mercanti, un ivrogne, un joueur.

– Simplement ce n’est pas le même romantisme.

Comme si une dague de montagnard l’avait frappée droit au cœur, elle cria durement :

– En l’honneur de qui faut-il composer des hymnes ? De n’importe quel salopard.... simplement parce q’il se dit communiste ?

– Je ne sais pas. Mais toi aussi, tu es malade du romantisme.

– Je ne crois pas ;

... Et puis revenaient les pensées sur les années, ce longs labours. Et le cœur faisait mal, comme une dent cariée.

Le visage de Vadim devenait plus obscur.

Et les routes s’en allaient obscures, routes de steppe.

Il y avait du brouillard sur l’Elbrouz.

L’air était froid et transparent.

A l’ouest passait un château fort. L’ancestrale, la vigoureuse Colchide avait été conquise – et on avait érigé un château fort.

Ils voyagèrent deux verstes encore.

... Voilà comment cela s’est passé :

... Soudain Vadim jeta les rênes et porta les mains à sa poitrine.

- Qu’est-ce que tu as ? demanda Marie, inquiète.

Puis elle vit : Vadim crachait des caillots de sang.

Marie arrêta les chevaux. Zimmel s’approcha.

Elle posa la tête de Vadim sur ses genoux et demanda :

– Vadim, qu’est-ce que tu as ?

Au milieu de la steppe se tenaient les chevaux et remuaient les oreilles.

Zimmel descendit de son alezan et l’attacha à la tatchanka.

Bouleversée, elle dit à Zimmel :

– Retournez à la maison... vite.

Maintenant les routes couraient vers l’est.

Obscures, les routes de steppe.

Marie se souvint : « Il vit ses derniers jours ; » De nouveau la pointe de la dague frappa droit au cœur.

Vadim avait fermé les yeux, il respirait difficilement. Son visage blême devint noir.

L’horreur se refléta dans les pupilles vertes de Marie. Elle serra la tête de Vadim et anxieuse regarda vers l’ouest, vers la stanytsia.

La tatchanka allait vers l’ouest.

– Vadim, qu’est-ce que tu as ?

Vadim dit d’une voix à peine audible :**- Ce n’est rien... je me sens déjà mieux...

Marie posa les lèvres sur sa chevelure :

– Mon chéri...

Zimmel ne se retournait pas, il pressait les chevaux vers la stanytsia, là où les arbres nus et les tas de feuilles les accueilleraient.

Le vent se faisait plus fort.

... Anxieuse Marie regardait vers l’ouest.

 

V

Quand on déposa Vadim dans la chambre, les vents salins de nouveau soufflaient de la mer.

Les vents caracolaient et disparaissaient au-delà des pays transcaspiens.

Le médecin était venu – front large, lunettes. Il ne dit rien à Vadim mais une fois dehors il dit à Marie :

- Cette nuit...

Marie regarda dans se yeux froids, mais elle se tut.

Un vide s’était fait dans l’âme.

Hoffman était là.

Le soir venait.

On enfonçait des clous sourdement dans le mur.

Ce sont les derniers clous – demain c’est la fête.

Vadim était couché sur le lit de camp, Marie se tenait debout près de l’étagère.

Derrière la fenêtre errait le novembre indigo.

Vadim avait une compresse sur la tête.

Ses paupières étaient fermées. On avait du mal à respirer. Machinalement elle regardait les livres, elle regardait attentivement les lettres noires, mais ses pensées étaient loin, loin des livres, loin de cette chambre.

Elle se rappelait sa première rencontre avec Vadim et sa lutte constante, presque sans paroles, avec lui.

Elle se demandait : foi ou certitude ? Puis elle imagina –

– les routes s’enfuient quelque part. Nos routes fédérales. Et ne s’arrêtent jamais...Les routes se tordent de douleur et puis s’enfuient de nouveau. Vadim dit « la poésie ». Supposons... Mais peut-être les routes ne fuient-elles pas ? Marie pensait aux coins perdus de notre République, où, le soir, la jeunesse chante l’Internationale, et, le matin, va travailler pour l’exploiteur. Les routes sont parties, les poteaux sont partis.

Sur l’un des poteaux il y avait :

A droite tu iras – le loup te dévorera.

A gauche tu iras – dans le ravin périras.

C’est la vérité. C’est la réalité. Du moins pour elle.

... Mais voilà à nouveau les coins perdus de notre République. Et Vadim se tient debout. Et le ciel de Vadim est sans aucun doute brumeux. Alors d’où vient cette certitude ? Ou peut-être est-ce la foi ?

Mais courent les chemins. Et sur les chemins courent les frénétiques, et sur les bords des routes traînent les chargés comme des chameaux. Et les chargés ont le regard clair. D’où vient cette clarté ?

Et s’assombrissent les coins perdus de notre République.

... Soudain le vent tomba...

Le vide emplissait la rue. ? Des choucas descendaient sur la coupole de l’église, des milliers de choucas. Ils criaillaient, tombaient, revenaient.

Il semblait que Tchitchikov était passé ici, il y a peu.

– Thci – tchi !

– Croa ! Croa !

Les nuages se penchaient au-dessus de la stanytsia. Ils venaient du hameau Zaraïvsky. Soudain Vadim ouvrit les yeux et appela Marie. Il parlait de manière décousue, les mots l’étouffaient :

– ... C’est – avant la mort... les derniers instants de mon mélodrame. La roue a tourné... Mais, Marie, regarde notre présent... du XXVe siècle... Te souviens-tu : Dombrovski, Rossel, Delescluze...

.... Pause.

Un peu plus tard il dit encore :

– Les chrétiens ont leur Evangile. Et nous...

Oui, Marie... je sais... pourquoi tu n’as pas été... mienne...

Ses paupières retombèrent.

Marie se taisait. Elle s’agenouilla près du lit, elle aussi était obscure.

... Et derrière la fenêtre régnait le vide et les choucas venaient se percher sur la coupole de l’église :

– Tchi – tchi !

– Croa ! Croa !

Près de l’étagère reposait le sapin – le bois avait roussi, et les herbes des montagnes avaient fané. Cela sentait tout de même le sapin.

Quand la lumière baissa elle alluma la bougie.

Une demi-pénombre s’installait.

La pénombre fanait elle aussi.

Marie alla à l’étagère et de nouveau elle effleura les livres.

Hoffman frappa doucement.

Il demanda en chuchotant :

– Alors, comment il va ?

Marie le regarda stupidement et referma la porte sans répondre.

Et derrière la fenêtre, dans la stanytsia, le novembre indigo avançait, solennel, vers l’ouest, et disparaissait dans les sables inconnus des pays transcaspiens.

Vadim était couché les bras en croix, les cheveux tombant sur son front sombre. Parfois il toussait et crachait des caillots de sang qui retombaient sur sa poitrine. Dans la chambre ténébreuse sa chemise avait des reflets rouges.

Les murs gris, austères, regardaient de toute part.

Vadim se consumait. La chambre s’emplit de râles.

On aurait dit le glougloutement de l’eau. Marécages.

Marie regardait Vadim les mains derrière la tête.

... Dans la nuit Vadim se mit à attraper l’air de ses mains.

Maris s’approcha du lit.

Soudain elle vit dans les yeux de Vadim une journée de canicule. Elle prit sa main. Vadim se figea un instant, mais brusquement il tressaillit et rejeta la tête.

Il attrapait l’air avec la bouche, on voyait qu’il voulait dire quelque chose mais n’y arrivait pas.

Quelque chose de lointain passa dans sa tête rêveuse. Bouleversée, Marie dit à haute voix :

– Par les villages avance solennelle la commune.

Un instant le visage de Vadim grimaça un sourire.

Alors, frénétique, Marie pencha la tête et avec fougue elle dit...

... Ce qu’elle dit le silence l’étouffa.

... Et le silence sentait le sapin.

Marie regarda le visage noir et comprit.

Elle s’approcha de la bougie, l’éteignit et sortit. Elle partit par la stanytsia, dans la steppe, vers l’ouest.

Bientôt l’air s’agita. De la mer les vents salins caracolaient.

Dans la nuit bleue on ne voyait pas s’enfuir les montagnes.

Seule, à droite, la silhouette du géant Elbrouz.

Marie allait vers l’ouest.

Le Caucase se taisait, plongé dans ses pensées de montagnes.

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La sirène de la lointaine briqueterie appelait les ouvriers :

– Hou-ou !
 

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