lundi 11 février 2013

V. Domontovytch - Sans titre

Trouvé dans les archives une petite chose de

V. Domontovytch  ㉧   В. Домонтович



 


Sans titre


Dans le laboratoire du professeur on croisait des Hindous, grands et sveltes, au teint foncé, des Japonais à lunettes, courtauds et râblés. Des Belges arrivant du Congo, des Anglais du Népal, des Allemands de Chine. Au laboratoire du professeur venaient des gens de tous les coins du monde.

La jeune fille préparait la soupe. Elle souriait gentiment à chaque nouvel arrivant, en disant dans son anglais encore incertain :

Nous avons mis la peste au régime !

C’était là une plaisanterie de circonstance sanctifié par la tradition et devenu proverbiale avec la célébrité planétaire du professeur. C’était une forme de salut, une formule préétablie, à l’image de celles que l’on écrit au dos des cartes postales de villes étrangères.

Ses cheveux légèrement roux émergeaient sur les tempes de dessous un foulard blanc, noué à l’arrière d’un nœud serré.

La peste domestiquée, enfermée dans les éprouvettes du laboratoire, ne lui faisait pas peur. Mais elle avait entendu le professeur dire :

Mon Dieu ! Comment puis-je être certain que le verre de l’éprouvette que je tiens là, devant vous, n’éclatera pas ?

Ces paroles n’engageaient à rien. Elles étaient peut-être la trace d’un reproche jamais exprimé, mais à ce moment précis la jeune fille réalisa que, dans ce laboratoire, elle ne s’appartenait plus

Elle avait des yeux gris, des sourcils en demi-cercle grand ouvert, un nez droit et fin. Elle était laborantine, et sa tâche était de faire la soupe.

Le travail du laboratoire n’était astreint à aucun horaire. Qui aurait pu dire quand commençait et quand s’achevait le travail ?

Ce n’est pas une administration chez moi ! disait le professeur. – Je ne suis pas un chef de bureau. Je n’ai pas de préposé au pointage. Qu’est-ce que vous me voulez ? Que je vous dise comment devenir Pasteur ou Koch ? Ils ne demandaient rien à personne ! Travaillez !

Il n’y avait pas d’horaires de travail, pas de fêtes, de festivités d’aucune sorte, ni pour le professeur, ni pour le vieux portier assis près de la porte, ni pour les invités venus des quatre coins du monde.

Un soir, bien après minuit, en remettant dans le tiroir le livre où, à la fin de la journée, il notait les résultats des expériences en cours, le professeur dit d’une voix irrésolue :

Si j’avais moi aussi droit à une bizarrerie… à un caprice… Ce serait… Je n’aime pas me promener seul.

Les paroles se sont perdues dans le silence de l’immense laboratoire. Elle comprit le sens caché des mots prononcés ; disant cela le professeur cherchait à se faire pardonner. Il n’aurait pas voulu être insistant.

Ils passaient de salle en salle : ils marchaient dans le couloir d’une longueur apparemment infinie, et l’écho de leurs pas se perdait dans les profondeurs crépusculaires des distances parcourues.

Dans le vestibule elle s’arrêta devant la glace ; sur le guéridon de marbre, les jambes repliées, sommeillait un Bouddha millénaire en bronze doré, le professeur l’avait ramené du Tibet. La jeune fille regardait son reflet, elle-même dédoublée, et dans son dos les lèvres rasées et les longs favoris poivre et sel. Le vieillard présentait un canotier au professeur.

Ils savaient : ce vieillard grisonnant, dans sa livrée bleue frangée d’or, lui non plus ne s’était jamais appartenu, pas plus que tous les autres. La fille sursauta, parce qu’elle n’avait que dix-huit ans et le portier en avait quatre-vingt.

Sur les marches en granite du porche, Monsieur Siguémitsou, un Japonais qui travaillait depuis six mois au laboratoire, leur fit ses adieux à elle et au professeur, avec une exquise politesse.

Il y avait la nuit qui n’en était pas une, il y avait le jour qui n’en était pas un. Un ciel immobile brillait. Une lumière sans écho se répandait dans les rues vides comme si ç’avait été la nuit. Dans le feuillage noir des arbres était tapie la pénombre. La poussière printanière crissait sous les pas.

Ils marchaient. Esseulés, avec entre eux la distance des décennies vécues, des nuits blanches, des chemins parcourus, des livres écrits, des voyages lointains et périlleux, des combats contre la mort et la foi en la victoire sur la mort.

Le professeur avait des épaules voûtés, un visage fatigué et doux. Il était immobile et calme, comme recouvert d’un léger voile de soie. Aucun vent ne venait jamais agiter cette soie précieuse.

Peut-être est-ce les milliers, les dizaines, les centaines de milliers de morts  qu’il a vus, les villages, les villes, les provinces entières, engloutis par la mort, qui l’ont fait si impénétrable, si doux et paisible. 

Les jours passaient. Le jour passant, venait la nuit, pleine d’une lumière incolore. La luminescence blafarde du soleil nocturne noyait les longues rues. Le ciel était vert bouteille. Les fenêtres ouvertes des immeubles réfléchissaient une luminosité bleutée.

Ces promenades à deux, indistinctement diurnes ou nocturnes, étaient devenues une habitude. Ils marchaient cote à cote, il lui racontait un épisode de sa vie ; arrivés à la maison où elle logeait il lui disait au revoir, ou bien elle continuait avec lui. Il lui semblait qu’il avait peur de rester seul, comme si les esprits des morts l’entouraient et qu’il eut besoin d’un protecteur.

Il vivait dans la lutte avec la mort. La mort est un mystère. Il luttait contre le mystère.

Désormais elle ne s’appartenait plus, ni dans les salles d’expériences de l’Institut, ni nulle part et à aucun moment. Elle devint sa compagne de toujours, où qu’il aille, quoiqu’il fasse.

Un jour elle demanda :

Vous n’avez jamais eu peur de la peste ?

La réponse fut calme et grave : Je n’ai pas le droit d’avoir peur.

Il la regarda.

Vous non plus ! ajouta-t-il.

La poche intérieure de sa veste de lustrine était gonflée par l’épaisseur du Times. Sur les marches de l’Afghanistan s’est déclarée une épidémie de peste.

Elle répondait aux journalistes que le professeur ne recevait personne, qu’il ne donnait pas d’interviews, qu’il n’avait aucune information concernant l’expédition en Afghanistan.

Il ne lui proposa de faire partie de l’expédition que deux jours avant le départ, lorsque tout était déjà emballé, chargé, scellé.

Elle en fut très fière.

Envoyez un télégramme à vos parents, dit-il, vous devez demander leur permission. Vous n’êtes pas encore majeure, et sans la permission de vos parents vous ne pouvez pas y aller, et moi je n’ai pas le droit de vous porter sur la liste des participants.

Ne cherchait-il pas par ce conseil à se protéger lui-même ?

Mais lorsque le lendemain elle posa sur la table, devant lui, le papier bleu du télégramme de ses parents, il le prit, le plia et sans le lire lui rendit. Il fit cela poliment, très poliment, presqu’amoureusement.

La menotte reposait impuissante sur le télégramme de sa mère. Sa main lourde, sombre recouvrit la main blanche, aux doigts longs et craquants.

J’aimerais, dit-il, que vous vous défaisiez du sentiment que les gens nomment compassion.

Et après une pause :

La compassion est un crime, pour lequel un jour on condamnera à mort. Quand de vos propres yeux, vous verrez ce qu’est la peste, vous comprendrez ce que je veux dire. Dans la vie de chaque homme il y a des moments où il n’a pas le droit d’hésiter.

Ne sachant que faire elle froissait dans ses mains le télégramme. Que signifiaient ces paroles à propos de la compassion pour laquelle on allait être condamné à mort ?

Comme d’habitude ils sortirent ensemble de l’Institut. Le Bouddha d’or sommeillait sur le guéridon de marbre, devant la glace du vestibule. Dans le miroir, le vieillard aux favoris gris tendait un canotier au professeur. Voyant s’approcher son tramway, Monsieur Siguémitsou leur fit ses adieux devant le pont.

Ils traversaient le pont. Un flamboiement rose se levait au loin, derrière le fleuve, au-dessus des colonnes de la Bourse. Les heures ensoleillées du repos nocturne envahissaient le Jardin d’Eté.

Ils marchaient dans la brume fine et dorée du Champs de Mars. L’espace colossal de la place les engloutit, comme pour souligner que l’homme seul n’est rien. L’eau des canaux sentait le croupi. Au-dessus d’eux s’agitait le noir feuillage des arbres.

Devant la maison, lui disant au revoir, il baisa sa main.  Elle fut confuse et monta prestement les marches.

Une fois dans sa chambre elle ferma soigneusement les volets avec un lourd fermoir, pour voir comment pouvait être la nuit du Sud. Vivant à Petersbourg, elle ne comprenait plus que les nuits fussent faites de pénombre quelque part.

… Le fiacre se tenait devant la porte, le concierge descendait les valises. Au dernier moment le postier apporta une lettre. Sa mère écrivait :

« Ma petite Lisa, n’y va pas ! Je sens que si tu pars je ne te reverrai plus jamais. N’y va pas, ma chère fille ! S’il te plaît, n’y vas pas ! »

Elle baisait les traces des larmes de sa mère. Elle se mit à pleurer. Sur la carte postale d’une ville étrangère elle écrivit qu’elle ne pouvait pas ne pas y aller. Qu’il y a des moments dans la vie d’un être humain où il n’a pas le droit d’hésiter.

… La file de chameaux s’avançait sur le chemin millénaire à travers le désert jaunâtre. Les conducteurs en haillons, brûlés par le soleil, marchaient à côté des bêtes. Les riches marchands, aux longues barbes noircies au henné, vêtus de longs vêtements de soie, avec des fusils incrustées de nacre, chevauchaient sur des chevaux.

Mais à l’entrée de la ville ils étaient stoppés par des soldats chaussés de sandales. Les marchands rebroussèrent chemin. Personne n’avait le droit d’entrer dans la ville. Dans la ville il y avait la peste.

C’était un tas de briques, les ruines de la mosquée construite par Tamerlan. D’une petite fenêtre au sommet de la haute tour le muezzin chantait la gloire d’Allah et de son prophète.

Au marché, les ânes affamés, abandonnés à eux-même, brayaient de démence.

De gros rats couraient d’une maison l’autre, apportant la mort.

Des hommes aux vêtements acres de fumée attrapaient les cadavres avec de longs crochets et les amoncelaient sur des charrettes.

Les charrettes crissaient, chargées de cadavres. Le vent dispersait dans toute la ville l’odeur de la chair brûlée.

Le soleil frappait dur.

Derrière les murs de terre épais, où s’était installée l’expédition, il faisait calme. Ici régnait le professeur. La peste n’osait pas entrer.

N’osait pas ?.. En tout cas jusqu’à présent.

Quotidiennement elle écrivait à la maison.

« Ma chère maman, si tu savais comme c’est effrayant ici ! » « Tu me demande pourquoi je suis partie ? Est-ce que je sais ? Je ne pouvais pas ne pas y aller. Je n’osais pas refuser. » « Nous sommes tous condamnés. Nous sommes finis. Comment je sortirai de cet enfer ? »

Chaque soir elle écrivait de longues lettres à sa mère, et aucune ne franchissait les murs de cette ville pestiférée, coupée du reste du monde, maudite par les hommes et par Dieu, condamnée à périr.

Un jour que la chaleur était quelque peu retombée, elle s’éveilla après la sieste quotidienne. Elle était de garde au laboratoire, elle devait y aller. Elle enfila la blouse, mais ses doigts ne lui obéissaient pas. Elle se sentait barbouillée, la bouche pâteuse. Elle vérifia en palpant sous ses aisselles et lorsqu’elle étendit la main pour prendre le thermomètre sur la table, elle fut saisie d’une terreur atroce, d’une peur indicible.

Le thermomètre lui glissa des mains et se brisa en mille morceaux. Dans une mortelle lassitude elle retomba sur le lit, sans forces.

Dans la soirée il vint frapper à sa porte.

Lisa !

Il n’y eut pas de réponse.

Il frappa plus fort.

Lisa, qu’avez-vous ?

Pas de réponse.

Il poussa la porte. La jeune fille était couchée sur le lit, le visage enfouilli dans l’oreiller. Elle pleurait, ses épaules secouées de sanglots.

Ma chère Lisa, qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?

Elle ne répondait pas.

Il toucha son épaule. D’un geste brusque elle rejeta son bras. Sans se retourner, sourdement elle prononça :

Allez-vous en !

Que s’est-il passé, Lisa ?

Allez-vous en, je vous dis. Ne me touchez pas !

Elle se tourna vers lui :

J’ai la peste.

D’une voix brisée, elle murmura :

J’ai la peste.

Elle se leva. Elle était debout devant lui, les yeux rouges de larmes, le regard brouillé, le visage fiévreux, brûlant, découragée, saisit par le désespoir.

Je ne veux pas mourir !

Tout à coup elle fut submergée par un intense sentiment de haine. A cet instant elle le haïssait. Pourquoi lui a-t-il proposé de venir, à elle, jeune, belle, elle qui n’avait pas eu le temps de vivre ? Il savait mieux que quiconque vers quel danger ils partaient. Pourquoi n’a-t-il pas invité à sa place une vieille qui n’avait plus rien à attendre de la vie ? Il voulait contempler son joli minois, il voulait être heureux de son rire insouciant, il voulait tout lui prendre et ne rien lui donner ! Comment a-t-il pu enfreindre la loi et la porter sur la liste des participants, tandis que ses parents n’avaient pas donné leur accord ?

Ses yeux gris flamboyaient de colère lorsqu’elle lui jeta :

Assassin !

Ma petite Lisa, calmez-vous ! Vous vous échauffez pour rien. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez la peste ?

Il toucha son front.

C’est une banale influenza que vous avez. Et c’est tout. Est-ce vraiment la peine de s’inquiéter d’une telle bêtise.

Elle ne le croyait pas. Bêtises ! Influenza ! Lorsque demain elle ne serait plus.

Son regard était sombre et désespéré.

D’une voix rauque elle dit :

Prouvez-le !

Ces mots lui échappèrent sans qu’elle l’ait voulu. Mais elle le dit une deuxième fois :

Prouvez-le !

Elle était comme enragée.

Prouvez-le ! cria-t-elle avec défi. Elle cambra son corps souple de jeune fille. Elle rejeta la tête en arrière. Elle rit d’un petit rire enjôleur. Elle lui tendit les bras.

Je vous aime ! Mon chéri !

Le sang lui monta au visage. Le cœur se mit à battre à toute vitesse. Oh ! comme elle était belle à cet instant. Mais n’était-ce pas la vivante incarnation de la mort ?

Quelle force l’animait lorsqu’il la serra contre lui, lui baisa la bouche ? La conscience de sa culpabilité ? La pitié pour cette fille condamnée, la compassion pour cet immense désespoir ? Ou la pulsion élémentaire de la chair aveugle et ténébreuse, l’irrépressible désir, plus fort que la raison, plus puissant que la volonté ?

Elle s’éveilla tard dans la nuit. Dans la pénombre elle lui sourit gentiment, puis gloussa d’un petit rire insouciant et heureux. Et, calme, se rendormit profondément.
 

*           *

*


Elle est morte le lendemain, sans se rendre compte qu’elle mourait ! dit le vieux savant.

Nous nous taisions. Nous étions assis dans le vaste cabinet du président de l’Académie des sciences. Lui dans le profond fauteuil de cuir près du bureau, moi en face, sur une chaise.

Il était assis, le dos voûté, la tête penchée, comme font les vieillards. Sur son visage jauni passait un doux sourire. Il portait une légère veste en tussor. Ses mains blanches reposaient sur les accoudoirs du fauteuil.

Vous devez savoir, disait-il, que dans la vie de chaque homme il y a des moments où il n’a pas le droit d’hésiter !

Ses pensées suivaient leur cours !

Il soupira avant de conclure par cette remarque :

Oui, mon jeune ami ! Plus les années passent et plus nous nous rendons compte que nous vivons sur cette terre dans l’unique but de la quitter un jour !

Traduit de l’oukraïnien par Oles Masliouk.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire