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vendredi 5 août 2016

Zbigniew Kowalewski, Le bolchevisme devant l'imprévu (Ukraine 1917-1920)

L'auteur de la Rose Bleue, Oukraïnka la Rouge vous a donc intéressés...
 
Oukraïnka par la Banque nationale d'Oukraïne
 


Je me permets alors de proposer à votre attention un article de Zbigniew Kowalewski, aujourd'hui redac'chef, si je ne m'abuse, de la version polonaise du "Monde Diplo", article paru dans le numéro 32-33, mai-juin 1989, de la "Quatrième Internationale" :


« L’indépendance de l’Ukraine : préhistoire d’un mot d’ordre de Trotsky » 

"Quatrième Internationale" n'est sans doute pas un organe de presse où chercher des louanges à Simon Petlioura, ou à Stepan Bandera. Et un lecteur portant les lunettes roses du nationalisme oukraïnien intégral n'y verra que du feu. 
Un point de vue extérieur en tout cas, quoique soumis à des effets caractéristiques d'une optique particulière, marxiste-léniniste. Un point de vue polonais.

Article aimablement mis en ligne (9.VI.2014),  par les marxistes révolutionnaires du site belge "Avanti", (mais, hélas dans une version abrégée, reproduite ci-après), sous le titre :

« Ukraine : Le bolchevisme devant une révolution nationale imprévue (1917-1920) »
 
Considéré par beaucoup – y compris à un moment par Marx et Engels – comme un « peuple sans histoire » [1], le peuple ukrainien s’est constitué comme nation de manière « historique » par excellence, parce que héroïque. En 1648, la communauté des hommes libres et de démocratie militaire, dite cosaque, a formé une armée populaire de libération et déclenché un gigantesque soulèvement paysan contre l’Etat polonais, sa classe dominante et son Eglise. L’Etat national établi lors de ce soulèvement n’est pas parvenu à se stabiliser mais la révolution cosaque et paysanne a cristallisé une nation historique avant même la configuration des nations modernes par l’expansion du capitalisme.

Depuis la fin du XVIIIe siècle, la majorité du territoire ukrainien se trouvait transformée en provinces, appelées Petite-Russie, de l’empire tsariste. A la veille de la révolution russe, c’était une colonie du type « européen » [2].

Comparée au niveau général du développement socio-économique de cet empire, la région était parmi les plus industrialisées et caractérisées par une forte pénétration du capitalisme dans l’agriculture. Ukrainien était synonyme de paysan parce qu’environs 90% de la population vivait dans les campagnes. Parmi les 3.600.000 prolétaires (12% de la population), 900.000 travaillaient dans l’industrie et 1.200.000 dans l’agriculture. Fruit d’un développement très inégal du capitalisme, la moitié du prolétariat industriel se trouvait concentrée dans l’enclave minière et sidérurgique du Donbass. Du fait d’un développement colonial et de la « solution » tsariste de la question juive, seulement 43% du prolétariat était de nationalité ukrainienne – le reste étant russe, russifié et juif. Les Ukrainiens constituaient moins d’un tiers de la population urbaine [3].


La partie occidentale d’Ukraine, la Galicie, appartenait à l’empire austro-hongrois. Les deux revendications centrales du mouvement national renaissant étaient l’indépendance et l’unité (samostiinist’ i sobornist’) de l’Ukraine.

La révolution de 1917 a ouvert la voie à la révolution nationale ukrainienne. C’était la plus puissante, la plus massive et la plus violente de toutes les révolutions menées par les nations opprimées de l’empire. Les masses exigeaient une réforme agraire radicale, l’indépendance et la constitution d’un pouvoir ukrainien. Les partis petits-bourgeois et ouvriers opportunistes de la Rada (conseil) centrale qui dirigeait le mouvement national s’opposaient à la revendication de l’indépendance. Ils ne l’ont proclamée qu’après la révolution d’octobre envers laquelle ils étaient hostiles. En autorisant le passage des unités militaires contre-révolutionnaires, la Rada centrale provoqua une déclaration de guerre de la part de la Russie soviétique à la République populaire ukrainienne. Mais les bolcheviques avaient été très mal préparés pour faire face à la révolution nationale ukrainienne.

Le droit des nations à l’autodétermination, mis en avant par Lénine, était un mot d’ordre peu assimilé dans le parti. Il fut même contesté par un courant important, qualifié par Lénine comme « tendance de l’économisme impérialiste ». Contestation d’autant plus dangereuse qu’elle apparût au sein d’un parti prolétarien d’une nation traditionnellement oppresseuse, devenue impérialiste, dans un empire caractérisé par Lénine d’énorme prison des peuples. Outre les écrits de Lénine, le seul ouvrage de synthèse sur la question nationale dont disposait le parti bolchevique, était celui, très médiocre, confus et largement faux, de Staline. Ecrit en 1913, il n’abordait même pas la question nationale dans le cadre de l’impérialisme [4].

Lénine lui-même exprimait des positions confuses et peu réfléchies, telle une inspiration excessive de sa pensée par le cas du melting-pot américain ou le refus catégorique de la solution fédéraliste. Il l’a condamnait comme contradictoire avec son idée de l’Etat centralisé et exigeait de toute nationalité qu’elle choisisse entre une séparation étatique complète et une autonomie nationale-territoriale dans le cadre d’un Etat multinationale centralisé. C’est dans cet esprit qu’il éduquait le parti pendant plus de dix ans. Après la révolution et sans donner aucune explication de son tournant, il proclama la fédération des nations comme la solution correcte et compatible avec le centralisme étatique. Un tournant que beaucoup de dirigeants bolcheviques ne prirent pas au sérieux. Au-delà du mot d’ordre démocratique du droit à l’autodétermination des peuples, le bolchevisme n’avait pas de programme ni de stratégie de la révolution permanente, nationale et sociale, pour les peuples opprimés de l’empire.

En Ukraine, à quelques exceptions près, le parti bolchevique (comme aussi le parti menchevique) n’agissait qu’au sein du prolétariat moderne le plus concentré qui n’était pas de nationalité ukrainienne. L’expansion du communisme au sein du prolétariat du pays suivait entièrement la dynamique du développement colonial du capitalisme industriel. L’action politique au sein du prolétariat national était le domaine de la social-démocratie ukrainienne se situant en dehors de la scission entre bolcheviques et mencheviques et accusée par les premiers de capituler devant le « nationalisme bourgeois » ukrainien. Notons que la bourgeoisie « nationale » existait à peine. A cette époque là, la distinction entre le nationalisme des oppresseurs et celui des opprimés était déjà présente dans les écrits de Lénine, mais les deux étaient qualifiés de bourgeois. La notion du nationalisme révolutionnaire n’était pas encore apparue. Le populisme socialiste-révolutionnaire, en voie de se nationaliser et de s’autonomiser vis-à-vis de son équivalent russe, représentait une autre force politique active au sein des masses ukrainiennes.

Le parti bolchevique en Ukraine n’employait que le russe dans sa presse et sa propagande. Il ignorait la question nationale et n’avait même pas de centre de direction sur place. Rien d’étonnant qu’au moment de l’éclatement de la révolution nationale, il ait été pris au dépourvu.

En Ukraine, le parti bolchevique n’a tenté de s’organiser comme une entité qu’après la paix de Brest-Litovsk, c’est à dire lors de la première retraite bolchevique et au début de l’occupation du pays par l’armée impérialiste allemande. A la conférence ad hoc à Tahanrih (avril 1918) plusieurs tendances se sont affrontées. A droite, les « katerynoslaviens » avec Emmanouil Kviring. A gauche, les « kiéviens » avec Youri Piatakov. Mais aussi les « poltaviens », ou, si on veut, les « nationaux », avec Mykola Skrypnyk et Vassyl Chakhraï, renforcés par l’adhésion d’un groupe d’extrême gauche de la social-démocratie ukrainienne. La droite, s’appuyant sur le prolétariat industriel russe, exige alors la formation d’un « PC (b) russe en Ukraine ». Les « poltaviens » et les « kiéviens » veulent pour leur part un parti bolchevique entièrement indépendant. Une partie des « poltaviens » vise, de cette manière, à résoudre de manière radicale la question nationale au travers de la fondation d’une Ukraine soviétique indépendante. Chakhraï, le plus radical, demande même que le parti s’appelle « PC (b) ukrainien ».

Les « kiéviens » sont pour un parti (et peut être même un Etat) indépendant tout en niant l’existence de la question nationale et en considérant le droit des nations à l’autodétermination comme un mot d’ordre opportuniste. Avec Piatakov ils représentent, sur le plan théorique, la plus extrême « tendance de l’économisme impérialiste ». Toutefois, en même temps, ils appartiennent au « communisme de gauche » boukharinien, hostile à la paix de Brest et au centralisme léniniste. Pour s’affirmer, en Ukraine, en opposition à Lénine, ils ont besoin d’un parti bolchevique indépendant. Par ailleurs, ils considèrent qu’en Ukraine on a besoin d’une stratégie particulière, tournée vers les masses paysannes et ancrée dans leur potentiel insurrectionnel. C’est pour ces raisons que les « kiéviens » s’allient avec les « poltaviens ». Et c’est la position de Skrypnik qui s’impose.

En refusant la démarche de Kviring d’un côté et de Chakraï de l’autre, la conférence proclame le « PC (b) d’Ukraine » en tant que section ukrainienne, indépendante du PC (b) russe, de l’Internationale communiste [5].

Skrypnik, ami personnel de Lénine, en réaliste étudiant toujours les rapports de force, cherche pour l’Ukraine un minimum de fédération avec la Russie soviétique et un maximum d’indépendance nationale. A son avis, c’est l’extension internationale de la révolution qui permettra de résister le plus efficacement à la pression centralisatrice grande-russe. A la tête du premier gouvernement bolchevique en Ukraine, il a vécu des expériences très amères : le comportement chauvin de Mouravev, le commandant de l’Armée rouge qui s’est emparé de Kiev, le refus de reconnaître son gouvernement et le sabotage de son travail par un autre commandant, Antonov-Ovseenko, pour qui l’existence d’un tel gouvernement était le produit de fantaisies sur une nationalité ukrainienne.

En outre, Skrypnik a été obligé de se battre avec acharnement pour l’unité de l’Ukraine contre les bolcheviques russes qui, dans plusieurs régions, proclamaient des républiques soviétiques en morcelant le pays. L’incorporation de la Galicie à l’Ukraine soviétique ne les intéressait pas non plus. L’aspiration nationale à la « sobornist’ », l’unité du pays, était ainsi ouvertement bafouée. C’est avec la droite « katerynoslavienne » du parti que l’affrontement fut le plus grave [6]. Elle a formée une république soviétique dans une région minière et industrielle, Donetsk-Kryvy Rih, incluant le Donbass, en vue de l’intégrer à la Russie. Cette république, proclamaient ses dirigeants, est celle d’un prolétariat russe « qui ne veut pas entendre parler d’une quelconque Ukraine et n’a rien de commun avec elle » [7].

Cette tentative de sécession pouvait compter sur des appuis à Moscou. Le gouvernement de Skrypnyk devait lutter contre ces tendances de ses camarades russes, pour la « sobornist’ » de l’Ukraine soviétique dans les frontières nationales fixées, à travers la Rada centrale, par le mouvement national des masses.

Le premier congrès du PC (b) d’Ukraine a eu lieu à Moscou. Pour Lénine et la direction du PC (b) russe, les décisions de Tahanrih avaient la saveur d’une déviation nationaliste. Ils n’étaient pas prêts à accepter un parti bolchevique indépendant en Ukraine ni une section ukrainienne du Komintern. Le PC (b) d’Ukraine ne pouvait être qu’une organisation régionale du PC (b) pan-russe, selon la thèse « un pays, un parti ». L’Ukraine n’était pas un pays ?

Considéré comme responsable de la déviation, Skrypnyk fut éliminé de la direction du parti. Dans cette situation, Chakraï, le plus intransigeant parmi les « poltaviens », passa à une dissidence ouverte. Dans deux livres au contenu incendiaire, écrits avec son camarade juif ukrainien Serhiy Mazlakh, ils lancent les fondements du communisme indépendantiste ukrainien. Pour eux, la révolution nationale ukrainienne est un fait d’une énorme importance pour la révolution mondiale. La tendance naturelle et légitime de cette révolution et de sa transcroissance en révolution sociale ne peut qu’aboutir à la formation d’une Ukraine soviétique ouvrière et paysanne en tant que Etat indépendant. Le mot d’ordre de l’indépendance est donc crucial pour assurer cette transcroissance, pour former l’alliance ouvrière-paysanne, pour permettre la prise de la direction par le prolétariat révolutionnaire et pour établir une unité véritable et sincère avec le prolétariat russe. Ce n’est que de cette manière que l’Ukraine pourra devenir une place forte de la révolution prolétarienne internationale. Dans le cas contraire, ce sera le désastre. Voilà le message du courant Chakraï [8].
Les causes de l’échec du deuxième gouvernement bolchevique

En novembre 1918, sous l’effet de l’écroulement des puissances centrales dans la guerre impérialiste et du déclenchement de la révolution en Allemagne, une insurrection nationale généralisée renverse le hetmanate, un Etat fantoche établi par l’impérialisme allemand. Les dirigeants opportunistes de l’ancienne Rada centrale de la République populaire ukrainienne, qui se sont, il y a peu, compromis avec l’impérialisme allemand, prennent la tête de l’insurrection pour restaurer la république et son pouvoir, appelé cette fois le Directoire.

Symon Peltioura, un ancien social-démocrate devenu un droitier vouant une haine féroce au bolchevisme, y devient le dictateur militaire de fait. Mais cette montée sans précédent d’une révolution nationale de masses est aussi celle d’une révolution sociale. Comme face à la Rada centrale auparavant, les masses perdent rapidement leurs illusions envers le Directoire petliouriste pour se tourner de nouveau vers le programme social des bolcheviques. L’extrême gauche du parti socialiste-révolutionnaire ukrainien, dite borotbiste (à ne pas confondre avec l’actuelle organisation ukrainienne qui porte ce même nom, ndlr), de plus en plus pro-communiste, affirme son influence idéologique parmi les masses [9]. Dans une situation très favorable pour opérer une jonction entre la révolution russe et la révolution ukrainienne, l’Armée rouge envahit à nouveau le pays, chasse le Directoire et établit dans le pays le second gouvernement bolchevique. Piatakov en prend la tête avant d’être rapidement révoqué par Moscou.

Tout en continuant à tourner le dos à la question nationale, mais toujours sensible à la réalité sociale ukrainienne – pour lui, la révolution ukrainienne n’était pas nationale mais simplement paysanne -, le gouvernement Piatakov voulait être un pouvoir d’Etat indépendant. Il était indispensable, à ses yeux, d’établir un tel pouvoir pour assurer la transcroissance d’une révolution paysanne en révolution prolétarienne et pour donner une direction prolétarienne à la guerre populaire révolutionnaire.

Pour prendre la place de Piatakov, on désigne à Moscou Khristian Rakovsky. Récemment venu des Balkans, où la question nationale est particulièrement complexe et exacerbée, après un séjour à Kiev, il se proclame spécialiste de la question ukrainienne et est reconnu comme tel à Moscou, y compris par Lénine. En réalité, tout en étant un militant très doué et entièrement dévoué à la cause de la révolution mondiale, c’est un ignorant complet et dangereux dans sa prétendue spécialité.

Dans les Izvestia, organe du gouvernement soviétique, il annonce les thèses suivantes : les différences ethniques entre Ukrainiens et Russes sont insignifiantes, les paysans ukrainiens ne possèdent pas de conscience nationale, ils envoient même des pétitions aux bolcheviques pour demander d’être des sujets russes, ils refusent de lire les proclamations révolutionnaires en ukrainien tout en se jetant sur de telles proclamations en russe. La conscience nationale des masses est écrasée par leur conscience sociale de classe. Le mot « Ukrainien » est pour eux presque une offense. La classe ouvrière est purement russe par son origine. La bourgeoisie industrielle et la majorité des grands propriétaires fonciers sont russes, polonais ou juifs. En conclusion, Rakovsky ne reconnaît même d’entité nationale à l’Ukraine et le mouvement national ukrainien n’est pour, pour lui, que l’invention de l’intelligentsia petliouriste qui s’en sert pour se hisser au pouvoir [10].

Rakovsky comprend parfaitement que la révolution bolchevique en Ukraine est « le nœud stratégique » et « le facteur décisif » de l’extension de la révolution socialiste en Europe [11]. Cependant, incapable d’inscrire sa vision dans la dynamique de la révolution nationale ukrainienne, de reconnaître dans cette dernière un sujet à part entière, incontournable et indispensable, Rakovsky condamnera sa stratégie à butter sur l’obstacle de la question ukrainienne. Une erreur tragique mais tout à fait relative si on la compare avec celle commise un an et demi plus tard par Lénine, qui plongera la révolution européenne dans le bourbier de la question nationale polonaise en donnant l’ordre d’envahir la Pologne.

En opposition aux revendications de Piatakov, le gouvernement de Rakovsky – celui, sur le papier, d’une « république indépendante » - se considère comme une simple délégation régionale du pouvoir de l’Etat ouvrier russe. Mais la réalité objective est implacable. Devant l’imposition par Rakovsky d’un centralisme communiste grand-russe, la réalité nationale, révélée déjà par des bolcheviques comme Chakraï, mais aussi la réalité sociale, exprimée à leur manière par des bolcheviques comme Piatakov, frappe à la porte. Ce centralisme déclenche de puissantes forces centrifuges. Ce n’est pas une révolution prolétarienne qui prend les commandes d’une révolution nationale. Ce n’est pas non plus une direction militaire prolétarienne qui s’impose à la tête d’une insurrection armée, nationale et sociale. La prise de la conscience de classe par les masses d’un peuple opprimé passe nécessairement par la prise de conscience nationale.

En s’aliénant et même en réprimant les éléments porteurs de cette conscience, on se condamne à recruter aux appareils administratifs des petits-bourgeois russes, en général réactionnaires, toujours disponibles pour servir tout pouvoir moscovite. En ce qui concerne l’armée, dans une situation pareille, on ne peut que recruter parmi les éléments dotés d’un niveau de conscience élémentaire, voire déclassée, et construire ainsi un conglomérat de forces armées les plus disparates où sont nommés commandants un Nestor Makhno (que la presse centrale présente en termes élogieux comme un chef révolutionnaire naturel de la paysannerie pauvre révoltée tout en semblant ignorer son credo communiste-libertaire contradictoire avec celui du bolchevisme [12]) ou un simple aventurier sans principe comme Matviy Hryhoryiv. Ce dernier est promu par Antonov-Ovseenko au rang d’un tout puissant commandant rouge d’une vaste région.

Une politique agraire gauchiste, celle de la « commune », transplantée en Ukraine de Russie (une seul pays, une seule politique agraire) ne fait qu’aliéner la paysannerie moyenne ainsi que la jeter dans les bras de la paysannerie riche et la rendre hostile au gouvernement Rakovsky tout en isolant et divisant la paysannerie pauvre. Le système du pouvoir est celui d’une dictature militaire exercée par le parti bolchevique, par les comités révolutionnaires et les comités de paysans pauvres nommés par en haut par ce parti. L’existence des soviets n’est autorisée que dans quelques grandes villes, mais même là leur rôle n’est que strictement consultatif. En même temps, la revendication populaire la plus massive est celle de tout le pouvoir au soviets démocratiquement élus et cette revendication d’origine bolchevique se heurte justement à la politique bolchevique. Sur le terrain national, c’est la russification linguistique, la « dictature de la culture russe » proclamée par Rakovsky, la répression des militants de la renaissance nationale.

Dans une telle situation, c’est le philistin chauvin grand-russe qui s’empare du drapeau rouge pour réprimer tout ce qui lui rappelle le nationalisme ukrainien et pour défendre en son nom une Russie historique « une et indivisible ». Après coup, Skrypnyk établira une liste d’environ 200 ordonnances « interdisant l’utilisation de la langue ukrainienne » rendues sous le gouvernement Rakovsky par « divers pseudo spécialistes, bureaucrates soviétiques, pseudo communistes » [13]. Dans une lettre à Lénine, les communistes-borotbistes caractériseront la politique de ce gouvernement comme celle « d’expansion d’un impérialisme rouge (nationalisme russe) » donnant l’impression que « le pouvoir soviétique en Ukraine était tombé dans les mains des Cent-Noirs expérimentés en train de préparer une contre-révolution » [14].

Lors d’une aventure militaire, l’armée rebelle de Hryhoryiv prend la ville d’Odessa et proclame avoir jeté à la mer le corps expéditionnaire de l’Entente qui venait de l’évacuer. Un exploit fictif que la propagande bolchevique va légitimer. Mais, à ce moment là, les larges masses sont déjà hostiles au pouvoir soviétique. Voyant le vent tourner, le « vainqueur de l’Entente » Hryhoryiv se révolte contre le pouvoir « de la Commune, de la Tchéka et des commissaires » envoyés de Moscou et « cette terre où on a crucifié Jésus Christ ». Il donne le signal d’une vague insurrectionnelle pour chasser le gouvernement Rakovsky. Conscient de l’état d’esprit des masses, il les exhorte à établir partout et par en bas le pouvoir des soviets, de réunir les délégués en congrès national afin d’élire un nouveau gouvernement (quelques mois plus tard, accusé d’être responsable de pogroms antisémites, Hryhoryiv sera abattu par Makhno en présence de leurs armées réunies). Même l’extrême-gauche social-démocrate, pro-communiste, prend les armes contre le « gouvernement russe d’occupation ». Des pans entiers de l’Armée rouge déserte pour se joindre à l’insurrection. Les troupes d’élite des « Cosaques rouges » se décomposent politiquement, tentées par le banditisme, les pillages et les pogroms [15].

Ces soulèvements ouvrent la voie à l’armée blanche de Dénikine tout en isolant la révolution hongroise. De Budapest, Bela Kun, désespéré, réclame un changement radical de la politique bolchevique en Ukraine. Du front ukrainien de l’Armée rouge, son commandant, Antonov-Ovseenko, fait de même. Parmi les bolcheviques ukrainiens, le courant « fédéraliste », proche de fait des thèses de Chakraï et du borotbisme, passe à une activité fractionnelle. Les borotbistes, toujours alliés aux bolcheviques mais méfiants et jaloux de leur autonomie se constituent en parti communiste ukrainien (borotbiste) pour réclamer leur reconnaissance en tant que section nationale du Komintern. Largement influent parmi la paysannerie pauvre et le prolétariat de nationalité ukrainienne dans les campagnes et les villes, ce parti aspire à l’indépendance de l’Ukraine soviétique. Il envisage même la possibilité d’engager, à ce sujet, un affrontement armé avec le parti frère bolchevique, mais pas avant la victoire de la révolution sur Dénikine et sur l’ensemble des fronts de la guerre civile et de l’intervention impérialiste.

La révolution hongroise, comme la révolution bavaroise, dépourvues du soutien militaire bolchevique, sont écrasées. La révolution russe est, quant à elle, en danger mortel du fait de l’offensive de Dénikine.
La « Russie une et indivisible » ou l’indépendance de l’Ukraine ?

C’est dans ces conditions que lors d’un nouveau tournant dramatique et décisif dans le déroulement de la guerre civile – le passage de l’Armée rouge à la contre-offensive générale pour battre Dénikine -, Trotsky prend une initiative politique de première importance. Le 30 novembre 1919, dans son ordre aux troupes rouges qui entrent en Ukraine, il proclame : « L’Ukraine est la terre des ouvriers et des paysans travailleurs ukrainiens. Ce sont seulement eux qui ont le droit de gouverner et de diriger en Ukraine et y édifier une vie nouvelle (...). Soyez bien conscients que votre tâche n’est pas de soumettre l’Ukraine mais de la libérer. Une fois les bandes de Dénikine battues jusqu’à la dernière, le peuple travailleur de l’Ukraine libérée décidera lui-même de ses rapports avec la Russie soviétique. Nous sommes convaincus que le peuple travailleur ukrainien se prononcera pour l’union fraternelle la plus étroite avec nous (...). Vive l’Ukraine soviétique libre et indépendante ! » [16]

Après deux ans de guerre civile en Ukraine, c’est la première initiative du pouvoir bolchevique destinée à appeler, dans les rangs de la révolution prolétarienne, les forces sociales et politiques, ouvrières et paysannes, de la révolution nationale ukrainienne. L’objectif de Trotsky est aussi de contrecarrer radicalement la dynamique, de plus en plus centrifuge, du communisme ukrainien, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti bolchevique.

La recherche par Trotsky d’une solution politique centrale à la question nationale ukrainienne est soutenue par Rakovsky (qui s’est rendu compte de ses erreurs) et très étroitement concertée avec Lénine, lui aussi conscient du désastre provoqué par une politique qu’il a lui même souvent avalisée, voire impulsée. Lénine demande au comité central du PC (b) russe le vote d’une résolution qui « fait un devoir à tous les membres du parti de contribuer par tous les moyens à lever tous les obstacles qui s’opposent au libre développement de la langue et de la culture ukrainiennes (...) opprimées durant des siècles par le tsarisme russe et les classes exploiteuses ». Des mesures seront prises, annonce la résolution, pour qu’à l’avenir tous les employés des institutions soviétiques en Ukraine sachent s’exprimer dans la langue nationale » [17].

Mais Lénine va beaucoup plus loin. Dans une lettre manifeste aux ouvriers et paysans d’Ukraine, il reconnaît pour la première fois quelques faits essentiels. « Nous, les communistes grand-russes, (...) avons des divergences avec les communistes bolcheviques ukrainiens et les borotbistes » qui « portent sur l’indépendance de l’Ukraine, les formes de son alliance avec la Russie et, d’une façon plus générale, sur la question nationale (...). Il est inadmissible que la division se fasse pour de telles questions. Elles seront réglées au congrès des soviets d’Ukraine. » Dans la même lettre ouverte, Lénine déclare aussi, pour la première fois, qu’on peut être militant du parti bolchevique et partisan de l’indépendance complète de l’Ukraine. C’est une réponse à une des questions clés posées un an plus tôt par Chakraï, exclu entretemps du parti avant son assassinat par les troupes blanches. Par ailleurs, Lénine affirme : « Les borotbistes se distinguent entre autres des bolcheviques en ce qu’ils sont pour l’indépendance absolue de l’Ukraine. Les bolcheviques ne voient là (...) aucun obstacle à une collaboration prolétarienne bien comprise » [18].

L’effet est spectaculaire et d’une portée stratégique. Les forces insurrectionnelles des masses ukrainiennes contribuent à l’écrasement de Dénikine. En mars 1920, le congrès du PC borotbiste décide la dissolution du parti et l’adhésion de ses militants au parti bolchevique. La position de la direction borotbiste est la suivante : unissons nous organiquement avec les bolcheviques pour contribuer à l’extension internationale de la révolution prolétarienne ; c’est dans le cadre de la révolution mondiale que les conditions pour l’indépendance de l’Ukraine soviétique seront beaucoup plus favorables que dans celui d’une révolution pan-russe. Avec un grand soulagement, Lénine déclare : « Grâce à la juste politique du comité central, admirablement appliquées par le camarade Rakovsky, nous avons vus, au lieu d’un soulèvement des borotbistes devenu à peu près inévitable, les meilleurs éléments borotbistes adhérer à notre parti, sous notre contrôle. (...) Cette victoire vaut une paire de bonnes batailles » [19].

Un historien communiste commentera en 1923 : « C’est dans une grande mesure sous l’influence borotbiste que le bolchevisme dans ce pays a expérimenté l’évolution d’un ’parti communiste russe en Ukraine’ vers un ’parti communiste d’Ukraine’ » [20]. Mais il reste une organisation régionale du PC (b) russe, sans droit d’être une section du Komintern.

L’adhésion du borotbisme au bolchevisme se produit juste avant une nouvelle échéance politique : l’invasion de l’Ukraine par l’armée bourgeoise polonaise accompagnée par les troupes ukrainiennes sous le commandement de Petlioura et, en conséquence, l’éclatement de la guerre soviéto-polonaise. Cette fois, le chauvinisme grand-russe des masses se déchaîne avec une ampleur et une agressivité échappant à tout contrôle bolchevique. « Pour les éléments conservateurs de la Russie, c’était une guerre contre l’ennemi héréditaire, dont on ne pouvait supporter qu’il réapparût sous la forme de nation indépendante, une guerre authentiquement russe, même si elle était menée par des internationalistes bolcheviques. Pour les orthodoxes du rite grec, c’était une lutte contre un peuple dont la fidélité au catholicisme romain était incorrigible, une croisade chrétienne, même si elle était menée par des communistes athées. » [21]

Ce qui animait les larges masses, c’était la défense de la Russie « une et indivisible », très ouvertement soufflée par la propagande. Les Izvestia publiaient un poème stupéfiant par son caractère ultra-réactionnaire à la gloire de « l’Etat moscovite ». Voici son contenu : « Comme jadis le Tsar Ivan Kalita rassemblait les pays russes l’un après l’autre (...) tous les patois et tous les pays, toute la terre multinationale, se réuniront dans une foi nouvelle » afin de « rendre leur puissance et leur richesse au palace du Kremlin » [22].

L’Ukraine fut la première victime de cette explosion chauvine. Volodymyr Vynnytchenko, un social-démocrate ukrainien de gauche, ancien leader de la Rada centrale, qui a rompu avec le Directoire petlouriste et négocié à Budapest avec Bela Kun un changement de la politique bolchevique en Ukraine, se trouvait à Moscou à l’invitation du gouvernement soviétique alors que, à l’appel de l’ancien commandant en chef de l’armée tsariste de « Défendre la Mère Patrie Russe », beaucoup d’officiers blancs se ralliaient à l’armée rouge. Gueorgui Tchitchérine, alors commissaire aux affaires étrangères, a expliqué à Vynnytchenko que son gouvernement ne pouvait aller à Canossa à l’égard de la question ukrainienne. Vynnytchenko a noté dans son journal : « L’orientation vers le patriotisme d’une Russie une et indivisible exclu toute concession aux Ukrainiens (...). Dans une situation où on va à Canossa devant les Gardes blancs (...) il ne peut y avoir, évidement, d’orientation vers la fédération, l’autodétermination et d’autres choix semblables désagréables pour la Russie une et indivisible ». 

Par ailleurs, suivant le vent nationaliste grand-russe qui soufflait dans les couloir du pouvoir soviétique à Moscou, Tchitchérine suggérait à nouveau la possibilité d’annexion directe à la Russie de la région ukrainienne de Donbass [23]. Dans les campagnes ukrainiennes, des fonctionnaires soviétiques demandaient aux paysans : « Quelle langue, russe ou petliouriste, voulaient vous qu’on enseigne dans les écoles ? Quels internationalistes êtes-vous, si vous ne parlez pas russe ! ».

Face à cette régression chauvine grand-russe les communistes borotbistes, devenus bolcheviques, poursuivaient leur combat. Un de leurs dirigeants centraux, Vassyl Ellan-Blakytny écrivit alors : « En se fondant sur les liens ethniques de la majorité du prolétariat urbain d’Ukraine avec le prolétariat, le semi-prolétariat et la petite-bourgeoisie de Russie et en tirant argument de la faiblesse du prolétariat industriel en Ukraine, une tendance que nous appelons colonisatrice revendique la construction du système économique dans le cadre intégré de la République russe, celui de l’ancien empire restauré auquel appartient l’Ukraine. Cette tendance poursuit la subordination totale du PC (b) d’Ukraine au parti russe et vise plus généralement à la dilution de toute les jeunes forces prolétariennes des nations sans histoire dans la section nationale russe du Komintern. (...) En Ukraine, la force dirigeante naturelle de cette tendance est un secteur du prolétariat urbain et industriel qui n’a pas assimilé la réalité ukrainienne. Mais, au-delà et avant tout, ce qui constitue sa force, c’est la masse de la petite-bourgeoisie urbaine russifiée qui a toujours été le soutien principal de la domination de la bourgeoisie russe en Ukraine. »

Et les bolcheviques d’origine borotbiste concluaient : « La politique colonisatrice de grande puissance qui domine aujourd’hui en Ukraine est profondément préjudiciable à la révolution communiste. En ignorant les aspirations nationales, naturelles et légitimes, des masses laborieuses ukrainiennes hier opprimées, elle est entièrement réactionnaire et contre-révolutionnaire en tant qu’expression d’un vieux, mais toujours vivant, chauvinisme impérialiste grand-russe » [24].

Entre temps, l’extrême-gauche social-démocrate formait un nouveau parti communiste ukrainien, appelé oukapiste, pour continuer à revendiquer l’indépendance nationale et pour accueillir en son sein les éléments du borotbisme qui refusaient l’adhésion au bolchevisme. Issu de la tradition théorique de la social-démocrate allemande, ce nouveau nouveau parti était sur ce terrain beaucoup plus fort que le borotbisme, d’origine populiste, où on maîtrisait mieux l’art de la poésie que la science de l’économie politique. Mais il était moins lié aux masses [25]. Masses qui, par ailleurs, furent de plus en plus épuisées par cette révolution, permanente dans le double sens, quotidien et théorique, mais où le sens théorique, celui de Trotsky, ne correspondait pas dans la réalité au concept de transcroissance mais plutôt à celui de déchirure permanente entre une révolution nationale et une révolution sociale. Une de ses conséquences les plus néfastes fut l’incapacité de réaliser l’unité de l’Ukraine (la revendication de sobornist’).

L’erreur fatale de Lénine d’envahir la Pologne a exacerbé dans le sens anti-bolchevique la question nationale polonaise et bloqué l’extension de la révolution. Cela a conduit à une défaite de l’Armée rouge et à la cession à l’Etat bourgeois polonais de plus d’un cinquième du territoire national ukrainien en plus des parties accaparées par la Roumanie et la Tchécoslovaquie.

Tout historien honnête et a fortiori tout militant marxiste-révolutionnaire doit reconnaître que la promesse faite par la direction bolchevique lors de l’offensive contre Dénikine, de convoquer un congrès constituant des soviets d’Ukraine censé se prononcer sur les trois options possibles avancées par Lénine dans sa lettre de décembre 1919 – l’indépendance complète, un lien fédératif plus ou moins étroit et la fusion complète de l’Ukraine avec la Russie – n’a jamais été réalisée. Trotsky raconte que lors de la guerre civile, des dirigeants bolcheviques envisageaient de mettre en avant un projet audacieux de démocratie ouvrière pour résoudre la question anarchiste dans la région sous contrôle de l’armée insurrectionnelle makhnoviste. Lui-même « discuta plus d’une fois avec Lénine de la possibilité de concéder aux anarchistes certains territoires dans lesquels, avec le consentement de la population locale, ils pourraient réaliser leur expérience de suppression immédiate de l’Etat. »  [26] Aucune discussion similaire au sujet d’une question cent fois plus importante comme celle de l’indépendance de l’Ukraine soviétique n’est rapportée.

C’est après des combats acharnés menés à la fin de sa vie par Lénine ainsi que par des bolcheviques comme Skrypnyk et Rakovsky, par d’anciens borotbistes comme Blakytny et Oleksander Choumsky et par beaucoup de dirigeants communistes des diverses nationalités opprimées par l’ancien empire russe que le 12e congrès du parti bolchevique, en 1923, reconnaîtra formellement l’existence, dans ce parti et dans le pouvoir soviétique, d’une « tendance vers le chauvinisme impérialiste russe » extrêmement dangereuse.

Cette victoire, même si elle sera très partielle et fragile, ouvrira devant les masses ukrainiennes la possibilité d’accomplir certains tâches de la révolution nationale et de connaître, pendant les années 1920, une renaissance nationale sans précédent. Mais cette victoire n’empêchera pas à terme une dégénérescence de la révolution russe et une contre-révolution bureaucratique et chauvine qui, pendant les années 1930, s’accompagnera en Ukraine d’un véritable holocauste national : la mort de millions de paysans à la suite d’une famine provoquée par la politique stalinienne de pillage du pays, l’extermination physique de la quasi-totalité de l’intelligentsia nationale et la destruction par la terreur policière, des appareils du parti bolchevique et de l’Etat de la République soviétique d’Ukraine.

Le suicide, en 1933, de Mikola Skrypnyk, un vieux bolchevique qui tentait de concilier la poursuite de la révolution nationale avec l’allégeance au stalinisme, sonnera le glas de cette révolution pour toute une période historique.
Des erreurs tragiques à ne pas répéter aujourd’hui

La pression de la révolution russe sur la révolution nationale ukrainienne avait deux effets totalement opposés. D’une part, c’est cette pression qui a pour l’essentiel conduit au renversement du pouvoir de la bourgeoisie en Ukraine. De l’autre, elle freinait le processus de différenciation de classe des forces sociales et politiques de la révolution nationale. Et cela, à cause de son incapacité à comprendre et à résoudre la question nationale. L’expérience de la révolution de 1917-1920 a posée de manière dramatique la question des relations entre une révolution sociale du prolétariat de la nation dominante et une révolution nationale des masses travailleuses de la nation opprimée.

Skrypnyk écrivait en juillet 1920 : « Notre tragédie en Ukraine consiste justement dans le fait que pour gagner la paysannerie et le prolétariat rural, une population de nationalité ukrainienne, nous devrions faire appel au soutien et aux forces d’une classe ouvrière russe ou russifiée réagissant avec répugnance même à la plus petite expression de la langue et de la culture ukrainienne. » [27] Dans la même période, le parti communiste ukrainien (oukapiste) tentait d’expliquer à la direction du Komintern : « Le fait que des dirigeants de la révolution prolétarienne en Ukraine s’appuient sur les couches supérieures, russes et russifiées, du prolétariat du pays et ignorent la dynamique de la révolution ukrainienne, ne leur permet pas de se défaire du préjugé de la Russie une et indivisible qui inonde toute la Russie soviétique. Une telle attitude conduit à la crise de la révolution ukrainienne, coupe le pouvoir soviétique des masses, aggrave la lutte nationale, pousse une masse considérable de travailleurs dans les bras de la petite-bourgeoisie nationaliste ukrainienne et freine la différenciation entre le prolétariat et la petite-bourgeoisie. » [28]

Etait-il possible d’empêcher cette tragédie ? Oui, si les bolcheviques avaient disposé d’une stratégie appropriée dès avant l’éclatement de la révolution. Premièrement, si, au lieu d’être, en Ukraine, un parti russe, ils avaient résolu la question de la construction d’un parti révolutionnaire du prolétariat de la nation opprimée. Deuxièmement, s’ils avaient intégré à leur programme la lutte pour la libération nationale du peuple ukrainien. Troisièmement, s’ils avaient reconnu la nécessité politique et la légitimité historique de la révolution nationale ukrainienne et du mot d’ordre de l’indépendance de l’Ukraine. Quatrièmement, s’ils avaient éduqué le prolétariat russe (en Russie et en Ukraine) et les rangs de leur propre parti dans l’esprit du soutien total à ce mot d’ordre et s’ils avaient combattu de cette manière le chauvinisme des nations dominantes, l’idéal réactionnaire d’un rassemblement des pays russes.
Rien ne se serait opposé à ce qu’en même temps les bolcheviques mènent, parmi les travailleurs ukrainiens la propagande en faveur de l’unité la plus étroite avec le prolétariat russe et, pendant la révolution, en faveur d’une union étroite de l’Ukraine et de la Russie soviétique. Au contraire, ce n’est qu’alors que cette propagande serait politiquement cohérente et efficace.

Lénine avait un jour tenté d’élaborer une telle stratégie. En témoigne, son « discours séparatiste » sur la question ukrainienne, prononcé à Zurich en octobre 1914. Il disait alors : « Ce que fut l’Irlande pour l’Angleterre, l’Ukraine l’est devenu pour la Russie : exploitée à l’extrême, sans rien recevoir en retour. Ainsi, autant les intérêts du prolétariat international en général que ceux du prolétariat russe en particulier, exigent que l’Ukraine reconquière son indépendance étatique qui seule lui permettra d’atteindre le développement culturel indispensable au prolétariat. Malheureusement, certains de nos camarades sont devenus des patriotes impériaux russes. Nous autres, moscovites, sommes esclaves non seulement parce nous nous laissons opprimer, mais nous aidons aussi par notre passivité à ce que d’autres soient opprimés, ce qui n’est nullement dans notre intérêt » [29]. Plus tard, cependant, Lénine n’a pas maintenu ses thèses radicales de Zurich. Nous les retrouvons en revanche dans la pensée politique du communisme indépendantiste ukrainien, celle de Chakraï, des bolcheviques fédéralistes, des borotbistes et des oukapistes.

Pourtant, il ne faut pas s’étonner que les bolchevique n’avaient aucune stratégie des révolution nationale des peuples opprimés de l’empire russe. Les questions stratégiques de la révolution étaient plus généralement le talon d’Achille de Lénine lui-même, comme en témoigne sa théorie de la révolution par étapes. En ce qui concerne la théorie de la révolution permanente de Trotsky (que Lénine avait adoptée implicitement après la révolution de février), elle n’était alors élaborée que pour le prolétariat de Russie, pays capitaliste sous-développé, et non pour le prolétariat des nations opprimées par la Russie, Etat impérialiste et prison des peuples.

Les fondements théoriques de la stratégie de la révolution permanente du prolétariat d’une nation opprimée sont apparus durant les années de la révolution parmi les courants indépendantistes du communisme ukrainien. Les oukapistes avaient été probablement le seul parti communiste (même s’il n’avait jamais été reconnu par le Komintern en tant que section) qui revendiquait ouvertement la théorie de la révolution permanente. L’idée théorique de base, ébauchée déjà par Chakraï et Mazlakh et assumée par les borotbistes, mais développée avant tout par les oukapiste, était simple. Au stade impérialiste, le capitalisme est, bien sûr, marqué par le processus d’internationalisation des forces productives, mais il ne s’agit là que d’une face de la médaille. Déchiré par ces contradictions, le capitalisme de l’époque impérialiste ne génère pas une tendance sans générer simultanément une contre-tendance. La tendance opposée, c’est celle de la nationalisation des forces productives qui se manifeste, en particulier, par la constitution de nouveaux organismes économiques, ceux des pays coloniaux et dépendants, et engendre des mouvements de libération nationale.

La révolution mondiale prolétarienne n’est que l’effet d’une des tendances contradictoires du capitalisme moderne (l’impérialisme, même si l’effet dominant). L’autre, inséparable du premier, ce sont les révolution nationale des peuples opprimés. C’est pour cette raison que la révolution internationale est inséparable d’une vague de révolutions nationales et qu’elle ne peut s’étendre sans s’appuyer sur ces révolutions. La tâche des révolutions nationales des peuples opprimés consiste à libérer le développement des forces productives entravé et déformé par l’impérialisme. Libération impossible sans instauration des Etats nationaux indépendants gouvernés par le prolétariat. Les Etats ouvriers nationaux des peuples opprimés sont un relais indispensable pour la classe ouvrière internationale afin qu’elle puisse procéder à la solution des contradictions du capitalisme et à la gestion ouvrière d’une économie mondiale. Si le prolétariat cherchait à édifier son pouvoir sur la base d’une seule des deux tendances contradictoires dans le développement des forces productives, il entrerait inévitablement dans une contradiction avec lui même.

Dans leur mémorandum envoyé au 2e congrès de l’Internationale communiste (été 1920), les communistes oukapistes résumaient leur démarche dans les termes suivants : « Le prolétariat international a pour tâche d’attirer à la révolution communiste et à la construction d’une nouvelle société non seulement les pays capitalistes avancés mais aussi les peuples retardés des pays coloniaux en profitant des révolutions nationales de ces derniers. Pour accomplir cette tâche, il faut qu’il y participe et joue le rôle dirigeant dans la perspective de la révolution permanente. Il faut qu’il empêche la bourgeoisie d’arrêter les révolutions nationales au niveau de la réalisation du mot d’ordre de libération nationale ; qu’il poursuive la lutte jusqu’à la prise du pouvoir et à l’instauration de la dictature du prolétariat ; et qu’il conduise jusqu’au bout la révolution démocratique bourgeoise en constituant des Etats nationaux destinés à rejoindre le réseau international de l’union émergente des Républiques soviétiques. » Ceux ci doivent s’appuyer « sur les forces du prolétariat national et sur les masses laborieuses du pays ainsi que sur l’aide mutuelle de tous les détachements de la révolution mondiale ». [30]

A la lumière de l’expérience de la première révolution prolétarienne, c’est justement cette stratégie de révolution permanente qu’il faut adopter aujourd’hui pour assurer la solution de la question des nationalités opprimées, dans le cadre de la révolution politique anti-bureaucratique en URSS.

Zbigniew Kowalewski, 1989

Notes :

[1] Voir, à ce sujet, un des plus importants ouvrages sur la question nationale, celui du marxiste ukrainien R. Rosdolsky, « Friederich Engels und das problem der geschischtslosen völker », « Archiv für sozial geschischte », volume 4, 1964. Il sera publié en français par EDI.
[2] Voir l’étude de M. Volobuiev, apparue en 1928 et objet de violentes attaques des staliniens : « Do problemy oukraïns’ koï ekonomiki », in « Dokoumenty oukraïns’ koho komounizmou », Prolog New York 1962.
[3] Voir J.M Bojcun, « De Working Class and the National Question in Ukraine 1880-1920 », Graduate Program in Political Science, York University, Toronto 1985 : B. Krawchenko, « Social Change and National Consciousness in Twentieth Century Ukraine », MacMillan, London 1985, pages 1 à 45.
[4] Au sujet des débats marxistes de l’époque sur la question nationale voir C. Weill, « L’Internationale et l’autre », l’Arcantère, Paris 1987.
[5] L’étude classique mais biaisée par l’anticommunisme sur l’implantation du pouvoir bolchevique en Ukraine est celle de J. Borys, « De Sovietization of Ukraine 1917-1923 », CIUS, Edmonton 1980. Voir aussi T. Hunczak, « The Ukraine 1917-1921 : A Study in Revolution », Harvard University Press, Cambridge, 1977.
[6] Les études classiques sur l’histoire du PC (b) d’Ukraine sont celles de M. Ravitch-Tcherkassky, « Istoriia kommounistitcheskoï partii (b-ov) oukraïny », Gosoudarstvennoe Izdatelsovo Oukraïny, Kharkiv, 1923, et celle de M. Popov, « Narys istorii Komounistytchnoï partiï (bilchovykiv) Oukraïny », Proletarii, Kharkiv, 1929.
[7] V. Holoubnytchy, « Mykola Skrypnik i sprava sobornosty Oukraïny », Vpered, n°5-6 (25-26)
[8] M.M. Popov, Op .Cit., p 139-140, 143-144. En ce qui concerne les rapports entre bolcheviques ukrainiens et le gouvernement soviétique russe, le degré de tensions peut être illustré par une échange de télégrammes qui avait lieu au début d’avril 1918. Le commissaire du peuple aux nationalités Staline au gouvernement Skrypnyk : « vous avez assez joué au gouvernement et à la république. Il est temps d’abandonner ce jeu ; en voilà assez. » Skrypnyk à Moscou : notre gouvernement « fait dépendre ses actions non de l’attitude de tel ou tel commissaire de la Fédération russe, mais de la volonté des masses laborieuses d’Ukraine ... Des déclarations comme celle du commissaire Staline voudraient détruire le régime des soviets en Ukraine... Elles sont une collusion directe avec les ennemis des classes laborieuses ukrainiennes. » (R. Medvedev, « Le Stalinisme : origine, histoire, conséquences », éditions du Seuil, Paris, 1972, p 63-64
[9] V. Skorovstansky (V. Chakhraï), « Revoliutsiia na Oukraïne », Bor’ba, Saratov, 1919 : S. Mazlakh, V. Chakhraï, Do Khvyli, Prolog, New York 1967. Pour la traduction en anglais du second livre voir S. Mazlakh, V. Chakhraï, « On current situation in the Ukraine », University of Michigan Press, Ann Arbor, 1970
[10] Voir I. Majstrenko, « Borotbism : A chapter in the hisotry of Ukrainian Communism », Research program on the USSR, New York, 1954.
[11] Kh. Rakovsky, « Beznadezhnoe elo : O petliouroskoï avantioure », Izvestiia n°2 (554), 1919, voir également F. Conte, « Christian Rakovsky (1873-1941) : Essai de bibliographie politique » tome 1, Université Lille III, Lille, 1975, p 287-292
[12] « Tov Rakovsky o programme Vremennogo Oukraïnskogo Pravistelstva », Izvestiia n°18 (570), 1919.
[13] Voir A. Sergeev, « Makhno », Izvestiia n°76 (627), 1919.
[14] M. Skrypnyk, « Statti i promovy z natsionalnoho pytannia », Soutchasnist’, Münche, 1974, p.17.
[15] F. Silycky, « Lenin i borot’bisty », « Novy Zhournal » n°118, 1975, p. 230-231. Il faut regretter que la désastreuse politique nationale du gouvernement Rakovsky, en 1919, soit passée sous silence par P. Broué, « Rako », « Cahiers Léon Trotsky » n°17 et 18, 1984, et à peine abordée par G. Fagan dans son introduction à Ch. Rakovsky, « Selected Writings on Opposition in the USSR 1923-1930 », Allison and Busby, London-New York, 1980.
[16] Voir A.E. Adams, « Bolsheviks in the Ukraine : The Second Campaign, 1918-1919 », Yale University Press, New Haven-London, 1963, ainsi que J.M Bojcun, op. cit. p. 438-472.
[17] L. Trotsky, « Escritos militares », tome 2, Ruedo Ibérico, Paris, 1976, p. 302.
[18] V. Lénine, « Oeuvres », tome 30, Editions Sociales-Editions du Progrès, Paris-Moscou, 1976, p. 162-165.
[19] Ibid. p. 301-307.
[20] Ibid. p. 483.
[21] M. Ravitch-Tcherkassy, op. cit., p. 14.
[22] I. Deutscher, « Trotsky : Le prophète armé », tome 2, UGE, Paris, 1979, p. 336.
[23] M. Kozyrev, « Bylina o derzhavnoï Moskve », Izvestiia n°185 (1032), 1920.
[24] V. Vynnitchenko, « Chtchodennyk 1911-1920 », CIUS, Edmonton-New York, 1980, p. 431-432.
[25] Cité par M. M. Popov, op. cit., p. 243-245.
[26] Sur l’histoire de l’oukapisme et, en général, du communisme indépendantiste ukrainien, la meilleure étude est celle de J. E. Mace, « Communism and the Dilemmas of National Liberation : National Communism in Soviet Ukraine, 1918-1933 », Harvard University Press, Cambridge, 1983.
[27] L. Trotsky, « Oeuvres », volume 17, ILT, Paris, 1983, p. 352. Dans le cadre de la glasnost gobatchévienne, on affirme que ce n’était pas seulement un sujet de discussion mais aussi une promesse formelle – et frauduleuse d’avance – faite à Makhno par la direction bolchevique. Voir l’article de « réhabilitation » du mouvement makhnoviste de V. Golovanov paru le 8 février 1989 dans « Literatournaïa Gazeta ».
[28] M. Skypnyk, op. cit., p. 11.
[29] Le mémorandum du PC ukrainien, in « Oukraïns’ka souspilno-politychna doumka v 20 solitti : Dokumenty i materialy », volume 1, Soutchasnist’, New York, 1938, p. 456.
[30] Ce discours ne se trouve pas dans les oeuvres complètes de Lénine. Il a été rapporté par la presse de l’époque. Voir R. Serbyn, « Lénine et la question ukrainienne en 1914 : le discours séparatiste » de Zurich », Pluriel-Débat n°25, 1981.

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