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lundi 4 mars 2013

V. Domontovytch – un "nationaliste ukrainien" ?

Mise au point en forme de pied de nez

Après les premiers échos, après donc avoir mis en ligne la petite chose de V. Domontovytch (je dis "petite chose" nullement de manière péjorative, simplement comme il est aussi l’auteur de six romans…), narquois, je me suis demandé comment la BNF (Bibliothèque impérialiste de France) l’aurait qualifié si mon projet de publier un recueil de ses petits textes avait à l’époque abouti. Jugez vous-même : 


Encyclopédie de l’Oukraïne
2 éd., Lviv, 1993, T.2, p. 562. Fragment.
---- Brouillon ----



V. Domontovytch est le pseudonyme de Victor Petrov. "Petrov" étant l’équivalent de "Dupont" en russe, il est en effet Russe (Grand-Russe) à cent pour cent. Le "sixième de la grappe" du groupe des "néo-classicistes" selon l’expression de son grand ami le prof. Youry Chevelov. Disant cela Cherekh (pseudonyme pour les œuvres de critique littéraire de Chevelov) fait référence au sonnet de Mykhaïlo Draï-Khmara. Ce dernier parle de "la grappe des cinq trouvères invaincus" puisque les cinq autres étaient des poètes et V. Domontovytch – l’unique prosateur du groupe (Mykola Zerov, Pavlo Fylypovytch, Mykhaïlo Draï-Khmara, Maksym Rylsky, Oswald Bourghardt et V. Domontovytch). Notons que durant cette explosion de la création oukraïnienne (la "Renaissance fusillée"), lors de la fameuse "discussion littéraire", l’avant-gardiste Khvylovy avait tendu la main aux néo-classicistes : l’alliance de la culture contre l’écrasante inculture du réalisme socialiste qui s’avance. Qui d’ailleurs allait les écraser. 

Ses œuvres littéraires, Petrov les a écrites en oukraïnien et uniquement sous le pseudonyme V. Domontovytch ("Domontovytch n'est pas Victor, il n'est que V." disait Petrov). Et n’a jamais écrit en russe que ses travaux d’archéologie. Il a survécu au massacre des années 30. (Comment ?) Lorsque les nazis sont venus sur notre terre, il est resté. Il n’est pas parti lorsque l’Académie des sciences de l’Oukraïne a été évacuée (il était directeur de l’Institut du folklore auprès de l’Académie). Devenant un collaborateur de l’occupant (plusieurs témoignages font état de son goût à parader en uniforme allemand).  
Collaboration de plume, pour reprendre le terme en usage.
Il écrit pour les revues "Oukraïnsky zassiv" (il en est le rédacteur en chef) et "Dozvillya" (dans cette dernière est paru le petit texte que je vous avais proposé, dont vous n’avez pas manqué de remarquer un petit goût nietzschéen légèrement acidulé). Au fur et à mesure du recul des troupes nazies, il se déplace vers l’ouest, pour, une fois la guerre finie, se retrouver dans un camp de DP, puis dans diverses villes d’Allemagne. Là il est « l’usine à idées » de ce groupe remarquable d’intellectuels oukraïniens, le MOuR (Mystetsky Oukraïnsky Roukh). Parmi ses membres citons Oulas Samtchouk, Youry Kossatch, Yar Slavoutytch, Dokiya Houmenna, Ivan Bahryany ("Jardin de Gethsémani", Nouvelles Editions Latines, 1961), Vassyl Barka ("Le Prince jaune", Gallimard, 1981), le futur professeur Youry Chevelov (l’ennemi de Roman Jakobson, de ce grand linguiste et agent soviétique), Ihor Kostetsky (le futur éditeur et traducteur, notamment d’Ezra Pound en oukraïnien, le premier dramaturge du théâtre de l’absurde aussi). Il enseigne à l’Institut technique et économique oukraïnien, à l’Université oukraïnienne libre, à l’Académie de théologie (orthodoxe), à l’Académie libre des sciences, collabore à la Société scientifique Chevtchenko...
Jusqu’au 18 mai 1949. Nous savons que ce jour deux hommes sont venus le voir dans son petit appartement de Munich. Et qu’il a ensuite disparu. Les services secrets soviétiques pratiquent largement le kidnapping dans les zones d’occupations qui ne sont pas les leurs. En France aussi, d’ailleurs. Les opposants à Staline étaient alors si nombreux à Paris que les soviétiques furent obligés d’ouvrir plusieurs camps de concentration, dont un à coté de Versailles. Le camp de Beauregard.

Vous ne saviez pas qu’il a existé une filiale du GOULAG en France ?

Mais revenons à la disparition tragique. D’autant que la piste soviétique n’est pas la seule évoquée à l’époque. Certains melnykistes (membres de l’Organisation des Nationalises Oukraïniens, partisans de Melnyk), accusent les bandéristes (membres etc. de Bandera) du meurtre de Victor Petrov. Yar Slavoutytch l’affirme dans l’un de ses poèmes.
Telle a été la fin mystérieuse de cet extraordinaire écrivain oukraïnien. 

Alors, "nationaliste ukrainien" Victor Petrov ?

Maintenant que vous en êtes convaincu ("... pour un lecteur français nationaliste équivaut à fasciste..."), quelques mots à propos de sa... résurrection.

Victor Petrov, Kyïv, années 60
Photo: Encyclopedia of Ukraine

En 1953 meurt Joseph Staline. Deux ans plus tard, Alexandre Mongaït cite le nom de Victor Petrov dans son ouvrage "Archéologie en URSS" (Moscou, 1955). Ce qui fait l’effet d’une bombe dans la diaspora oukraïnienne : les Soviétiques prennent grand soin à effacer toute mention des savants de l’émigration.

L’année suivante Victor Petrov est nommé Directeur des Archives de l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences de la RSS d’Oukraïne...


En 1965 Victor Petrov reçoit l'une des plus hautes distinctions militaires soviétiques : l’Ordre de la Guerre Patriotique 1ère Classe.
Il meurt à sa table de travail le 8 mai 1969.
Il sera inhumé au carré militaire, cimetière Loukyanivsky, Kyïv, Oukraïne.




 

Comment Victor Petrov a-t-il mérité ces 8 grammes d’or et 16 grammes d’argent ?

Pour le comprendre nous allons rembobiner à peu près un quart de siècle en arrière, en 1941. Victor Petrov, agent de la NKVD, est laissé à Kharkiv avec mission de gagner la confiance de l’occupant nazi et de fournir les renseignements obtenus à qui de droit. Mission réussie.

En 1943 il fait partie de l’équipe chargée d’assassiner... Adolphe Hitler (dans son QG en Oukraïne  nom de code: "Werwolf"  à 8km de Vynnytsia). La mission, comme on le sait, est un échec. Petrov est le seul survivant, il rejoint un "groupe de partisans" (composé d’énkavédistes de Kharkiv).
Pour réapparaitre dans un camp de DP, être co-fondateur du MOuR, etc.

Alors, agent soviétique V. Domontovytch ?

Comme le note finement Maryana Hirnyak en parlant de sa période soviétique : "il semblerait que cet homme [Victor Petrov] était plus intéressé à garder sans tâches la biographie de V. Domontovytch ou de Victor Ber [un autre aspect de Petrov], que celle de sa propre personne." Et de citer la très intelligente remarque de You. Cherekh : "une chose est certaine : le système soviétique ne peut prétendre à Domontovytch l'écrivain. Et l’argument décisif ce ne sont pas les quelques nouvelles clairement antisoviétiques – il était fort possible de les écrire sur commande. L’argument décisif ce sont les œuvres apolitiques de Domontovytch. Toute la vision du monde qui les sous-tend, tout leur système de pensée, toute leur problématique sont à ce point étrangers à ceux du régime soviétique, tout en n’entrant pas en polémique avec eux, les laissant simplement de côté, qu’on ne peut parler ici de quelque chose de faux ou de falsifiée. Il n’est donc pas étonnant qu’avec le retour de Petrov en Union soviétique Domontovytch cessa d’exister..."

On peut, peut-être, imaginer Domontovytch continuant à vivre à l’intérieur de Petrov. En exil dans Petrov, l'homme à double fond. A double double fond. Vous allez peut-être mieux comprendre ce que je veux dire avec cet épisode que je tire des souvenirs racontés par l’archéologue russe Guéorgui Fyodorov, retranscrits et publiés par sa veuve, Marianne Rochal-Fyodorova, et sobrement intitulé par elle "Archéologie et KGB" :

Il faut dire que dans toutes les expéditions importantes, je parle de la période stalinienne et post-stalinienne, avant le XXe Congrès en tout cas, mais autant que je puisse en juger, la situation a perduré par la suite, dans chaque expédition était introduit un délateur, quelqu’un du KGB. Alors je me suis dit, on va m’envoyer quelqu’un que je ne connais pas, peut-être un salopard de la pire espèce, il vaut mieux que j’en choisisse un moi-même, et j’avais une candidature en tête. C’était l’archéologue de Kyïv, le professeur Victor Platonovitch Petrov. ... Je savais qu’il était lié au KGB d’une quelconque façon, et en même temps je savais que c’était un homme convenable [порядочный], éduqué, un archéologue expérimenté, et je l’ai invité à faire partie de l’expédition. Il accepta volontiers. Je l’ai nommé même pas chef d’équipe, mais chef de l’une des fouilles dans une des équipes de l’expédition. Et Korjavine travaillait dans cette équipe comme simple ouvrier. Et un jour, l’équipe travaillait alors à Belhorod-Dnistrovsky, lorsque je suis venu inspecter cette équipe, Victor Platonovitch me dit : "Guéorgui Borissovitch ! Il faut que nous ayons une conversation confidentielle". Je dis : "Bien sûr". Et nous sommes partis sur le bord du liman du Dnistro. Et là il me dit : "Voyez-vous, notre très respecté Emma". Tout le monde appelait Naoum Korjavine – Emka. Mais par délicatesse Victor Platonovitch l’appelait Emma. "Notre très respecté Emma me place dans une situation très embarrassante". "De quoi peut-il bien s’agir ?", – lui dis-je étonné. "Voyez-vous, non seulement il compose, écrit et lit, mais encore il égard un peu partout des poésies d’un contenu qui n’est pas du tout orthodoxe. Regardez vous-même." Et il me tend deux pages couvertes de l’écriture ronde et enfantine, de cette écriture si caractéristique d’Emka ! J’ai lu ça et je me dis « Oh, mon Dieu ! ». Et je dis : « Victor Platonovitch, mon cher, ne Vous inquiétez pas, je vais arranger tout ça ! ». Après cela je vais voir Emka et je lui dis : "Ecoutes, pourquoi tu jettes partout tes écrits antisoviétiques ?" "De quoi tu parles ?", – me répond Emka. Je lui dis : "Et bien ça, par exemple." et je lui montre les deux feuilles que m’avait donné Victor Platonovitch. Emka me les arrache des mains et dit : "Je n’ai rien à voir avec ces vers." et les met dans sa poche. Puis, bougon, il me dit: "De toute façon, pourquoi tu m’embête avec tout ça. Il n’y a que des gens de notre milieu ici [Здесь все свои]". Je lui dis : "Comment te dire, ce n’est pas tout à fait le cas. Nous avons tout de même un agent de renseignement [сексот] dans l’expédition." "Qui est-ce ?", – sursaute Emka. Je lui dis : "Victor Platonovitch Petrov." "Vitka-le-partisan (c’est ainsi qu’ils l’appelaient dans son dos) ? Un délateur ? Je ne le croirai jamais !" Je lui dis : "Il le faudra pourtant bien !" "Si c’est comme ça" – dit Emka, "alors je fais les manœuvres d’approches ! Transfert-moi dans son équipe de fouille !" Je lui ai donné satisfaction et l’ai transféré là où était Petrov. Et voilà que sur le même chantier se retrouvent deux Kyïviens, deux hommes amoureux de la poésie russe. Est-il nécessaire de dire que très peu de temps s’est passé avant qu’ils deviennent de grands amis, passant beaucoup de temps ensemble, même en dehors du travail. Ils avaient de quoi parler, de quoi discuter, etc. C’est ainsi que se passa un changement radical dans leurs relations. De son côté Victor Platonovitch le protégeait comme il pouvait, il l’invita même à partager sa tente, ce qui de son côté était un vrai acte d’héroïsme, on peut le dire, parce que Emka est quelqu’un de très désordonné, tandis que Victor Platonovitch était quelqu’un de très ordonné et même de pédant, même aux fouilles il venait en cravate et col amidonné. Mais en tout cas à l’époque tout s’est bien terminé.

Le merveilleux poète russe Naoum Korjavine
Photo : Oles Masliouk

 Ce texte n'est pas achevé, je sais.
(Je termine avec la figure de Petrov dans l'oeuvre de Kissilyov, alors...)
 
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Ceux qui s’intéressent aux (non)relations franco-oukraïniennes liront avec étonnement l’article d’Ivan Fizer "Le Foucault oukraïnien ou le Petrov français ?" : "In the article the author makes an attempt to compare historiosophical concepts of Victor Petrov and Michel Foucault, which are found in creative works of both thinkers, inspite of the differences between their culture-historical epochs, intellectual practices and fates."
 



Ceux que l'étrange personnalité de Victor Petrov a intrigué, dévoreront le livre de Maryana Hirnyak "Le mystère du visage dédoublé" (2008). Celui de Vira Aheyeva "La poétique du paradoxe : La prose intellectuelle de Victor Petrov-Domontovytch" (2007). Et bien sûr le chapitre que lui consacre Solomiya Pavlytchko dans "Le discours du modernisme dans la littérature oukraïnienne" (1999). Ceux qui ne l'ont pas encore lu (?) commanderont les Œuvres en 3 volumes, chez CIUS.
Les oukraïnophones s'entend.

 

En français ? A part la nouvelle "Le professeur dévoile ses réflexions" (extraits traduits par Iryna Dmytrychyn), parue dans l'Anthologie bleue, et la petite chose que vous connaissez déjà, de ou à propos de cet auteur il n'y a rien.
 
 
La jeune fille à l'ourson dans la traduction de Maria Malantchouk est à ce jour inédit, ce me semble.
 
 

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