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mardi 12 mars 2013

Mutisme et amnésie. 1. « ...en plein XIXe siècle !»







Rencontres franco-oukraïniennes au fil des siècles
Première partie : « ...en plein XIXe siècle ! »


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La petite ville allemande d’Ems entra dans l’histoire oukraïnienne le 18 mai 1876. Le bon tzar Alexandre II y était en cure thermale lorsqu’il signa l’oukaze interdisant l’usage écrit, ou plutôt imprimé, de la langue oukraïnienne. Mais aussi les représentations théâtrales en oukraïnien. Et même que l’on chante publiquement dans cette langue. (Par parenthèse : à une semblable interdiction en 1864, les Oukraïniens avaient opposé une parade curieuse – le chœur de Mykola Lyssenko chanta des chansons folkloriques en traduction française.)

Le onzième et dernier paragraphe de cette prescription secrète enjoint de déporter immédiatement du pays (kraï, entendez l’Oukraïne) Drahomanov et Tchoubynsky, « agitateurs incorrigibles et positivement dangereux ». De son auguste main l’Empereur de toute LA Russie* ordonne que ces deux-là soient placés sous une surveillance secrète.

Un mot sur l’origine de cette auguste décision. Peu de temps auparavant les Oukraïniens avaient eu l’aplomb de traduire et d’imprimer les Evangiles dans leur langue (« dialecte petit-russien »). L’enquête faite pour le Conseil ad hoc réuni par le Ministre de l’Intérieur révéla des faits bien plus graves, et notamment que les Oukraïniens sont allés jusqu’à... traduire en oukraïnien « Taras Boulba » de Gogol fils !  C’en était trop, le couperet devait tomber.

Exclu de l’Université de Kyïv, Mykhaïlo Drahomanov avait déjà quitté l’Empire du tzar pour s’installer dans la plus vielle démocratie d’Europe, et plus précisément à Genève. Il y développa une activité débordante de propagandiste. Et pour cela fondé une imprimerie, celle de la « Hromada » (du nom de l’organisation secrète des « oukraïnophiles », dont il était le représentant à l’étranger). Qui était aussi celle du « Robitnyk » (l’« Ouvrier »). On voit par là les deux vecteurs de cette propagande : l’émancipation nationale, oukraïnienne et l’émancipation sociale, socialiste. Nombre d’ouvrages indispensables à la compréhension de l’Histoire européenne paraîtront là. Comme par exemple « Le Tyrannicide en Russie et l'action de l'Europe occidentale », écrit à l’occasion de l’assassinat d’Alexandre II, assassinat que Drahomanov condamne étant un opposant farouche du terrorisme. Une brochure en français. Ou encore, en langue oukraïnienne, « La vie et la santé du peuple oukraïnien » par Serhiy Podolynsky, médecin (professeur à l’Ecole de Montpelier), économiste et premier marxiste oukraïnien. Il publie dans d’autres langues aussi. Ainsi Drahomanov est-il l’éditeur du tout premier journal en langue yiddish, un journal socialiste destiné à conscientiser le prolétariat juif (le Bund ne verra le jour que quelques années plus tard). Il est aussi l’auteur du tout premier projet de Constitution pour la Russie, qu’il imagine fédérale...

Editeur, journaliste, éthnographe, polyglotte, polémiste, socialiste, féministe, nationaliste, cosmopolite ...
... Mykhaïlo Drahomanov est un des grands Européens du XIX siècle. C’est un fait, combien même inconnu.


Mykhaïlo Drahomanov
photographe inconnu
date, lieu inconnus
Victor Hugo
par Nadar
Paris
1878





Lorsqu’il apprend par les journaux qu’un Congrès littéraire universel doit se tenir à Paris en juin 1878, Mykhaïlo Drahomanov décide que c’est là la tribune idéale pour dénoncer à la face du monde civilisé l’oukaze liberticide  d’Ems. Puisque le Congrès sera présidé par le grand Victor Hugo lui-même !


Le grand, le grandiose Victor Hugo n’est-il pas, comme lui, féministe, humaniste accompli, comme lui, démocrate intransigeant, comme lui, anticlérical farouche,  comme lui, fédéraliste visionnaire ? N’a-t-il pas été dix-huit longues années un exilé politique ? Comme Drahomanov l’est aujourd’hui ? Lui, le rebelle contre ce Tzar de Russie, dont Hugo, le proscrit, avait dit qu’il était « ce monstre de l'omnipotence » qui « tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout. » « Despote, autocrate » qui « torture, comme bon lui semble, des peuples entiers... » ?
« Victor Hugo sur le rocher des Proscrits ». Ile de Jersey, 1853.










Au citoyen Victor Hugo







    Illustre Maître,
   J’ai l’honneur de Vous envoyer un exemplaire de mon rapport au Congrès dont vous êtes le président. La cause que je défends et pour laquelle je me permets de vous demander votre concours est celle de la liberté et de la démocratie. Toute votre glorieuse existence a toujours été consacrée à la réalisation de ce noble idéal. J’ose donc espérer que vous voudrez bien honorer mon travail de votre attention. Recevez, illustre Maître, l’assurance de mes sentiments respectueux

M. Dragomanov

En lisant les comptes rendus du Congrès, l’on est saisi d’un sentiment étrange. Drahomanov est bien là (on tombe ça et là sur les traces de sa présence), mais il se tait. Pas une seule parole de lui...

En fait si, il y a bien quelques phrases de Drahomanov dans cet épais volume. La page 432 commence par une lettre de Théodore Dostoïevsky. (Le romancier russe se plaint de sa mauvaise santé. Il ira l’année suivante en cure thermale à Ems.) Puis, à la suite des jérémiades du fameux «cheap crime writer», nous trouvons cette lettre :







Genève, 28 mai 1878
Monsieur,
Ayant le désir de présenter au Congrès littéraire de Paris un rapport sur les questions mises à l’ordre du jour de sa séance du 11 juin, un rapport sur la situation de la littérature ruthène ou ouxraïnienne, j’ai l’honneur de vous prier de bien vouloir m’inscrire au nombre des membres du Congrès.
Recevez, monsieur, mes civilités empressées.
Michel Dragomanow,
Magistre de l’histoire, ex-professeur de l’Université de Kiew,
membre de la Société géographique de Russie.


 Une simple erreur typographique : littérature oukraïnienne. Le rapport qu’il entend présenter au Congrès littéraire de Paris est achevé le 1 juin et rapidement imprimé. « La littérature oukraïnienne proscrite par le Gouvernement russe ». Gustav Tsvengroch le note à propos : proscrite, cette littérature l'est à l'image de Hugo, le Proscrit. Drahomanov prend le train pour Paris, « la capitale du XIXe siècle », des paquets du « Rapport » sentant bon  - l'odeur des mots - l’encre fraîche - dans ses bagages. Mais la République française est sans doute une démocratie un peu moins vieille que la Fédération suisse : les douaniers refusent de laisser passer les brochures sans qu’elles ai d’abord été visées par la censure. Finalement ils acceptent de mettre des scellés sur la malle, scellés qui devront être levés par les autorités compétentes à Paris (ou plus exactement à Bercy). Il aura toutes les peines du monde à les récupérer « miraculeusement » peu avant la fin du Congrès.
... C’était sans compter le savoir-faire de contrebandier d’un routard de la parole clandestine : Drahomanov transportera des exemplaires attachés sous ses vêtements.


Je veux faire connaître au Congrès de Paris la situation faite, en Russie, à la littérature Oukraïnienne, Ruthène ou Petite Russienne, proscrite, persécutée par le gouvernement d'un des plus grands États du monde.
 

Les membres du Congrès auront peut-être quelque peine à croire que toute une littérature a été proscrite en Europe, et que ce fait, si étrange qu’il puisse paraître, s’est accompli en plein XIX e siècle.

Ainsi commence ce « Rapport ». Qui il se termine de la sorte :

Nous voulons seulement mettre au grand jour cette injustice criante dont nous sommes les victimes en Russie, ayant la certitude que le Congrès ne restera pas indifférent à nos réclamations et trouvera un moyen pour nous venir en aide.
Il lui faudra déchanter. Le Congrès littéraire de Paris s’est réuni pour aborder des questions bien plus importantes : la défense internationale des droits d’auteur. Comme par exemple la défense des droits des auteurs français dans l’Empire russe. Pays où éditeurs, traducteurs, adaptateurs et directeurs de théâtre pillent sans vergogne la propriété intellectuelle française. Et si les Russes ne veulent pas signer la convention...

Le Président de la Société des gens de lettres (organisatrice du Congrès), M. Edmond About, est parfaitement clair sur ce point dans son allocution liminaire à la Séance d’ouverture, le 11 juin 1878 :

Non pas que nous ayons la pensée de réclamer en Russie la liberté de la presse telle que nous l’avons en France ou qu’elle existe en Angleterre et en Italie, non. Chaque pays a ses mœurs dont il faut tenir compte...


Drahomanov se verra donc forcé de rester muet tout le long du Congrès littéraire de Paris qui s’achève le 29 juin 1878. Victor Hugo n’assiste pas au banquet de clôture : la veille, il avait été victime d’un accident cérébral. Le plus grand poète français du XIX siècle, hélas, allait perdre l’usage de la parole. Il allait devenir un poète muet. Un poète oukraïnien en somme.

* * *

Quelques dix-huit ans plus tard, un an après la mort de Drahomanov, sa nièce, l’Oukraïnienne, écrira – en français – un « petit poème en prose, dédié aux poètes et artistes qui ont eu l’honneur de saluer le couple Impérial Russe à Versailles » :


... Honte à la lyre hypocrite dont les cordes flatteuses remplissaient d’arpèges les salons de Versailles ! Honte aux incantations de la nymphe perfide qui du chaos des siècles évoquait les ténèbres ! Honte aux libres poètes qui devant l’étranger font sonner les anneaux de leur chaînes librement mises ! L’esclavage est ignoble d’autant plus qu’il est libre. Honte à vous, comédiens, qui des lèvres sacrilèges prononciez le grand nom de Molière qui jadis de son rire mordant rongeait l’affreux colosse érigé pour la France par le feu Roi-Soleil. Le fantôme de ce Roi, si pâle à la veille, a rougi de joie à l’accent de vos chants dans la ville de Paris, cette ville régicide dont chaque pierre dit : à bas la tyrannie ! Malheur aux vieilles villes dont les pierres moisies, les lanternes rouillées et les places étroites sont de grands orateurs et ne savent pas se taire…
La poétesse oukraïnienne ne pouvait bien sûr pas savoir que ce furent les Comités de quartiers que l’on a mandatés à Paris pour préparer la réception enthousiaste du bon Tzar et de la douce Tzarine. Ces Comités de quartier créés pour organiser chaque année les réjouissances populaires de la fête nationale française. Oui-da : le 14 Juillet. 

Savez-vous, grands confrères, qu’est-ce que la misère ? La misère d’un pays que vous nommez si grand ? C’est votre mot favori, ce pauvre mot «de grandeur», le goût de grandiose est inné aux Français.

Lessya Okraïnka et Ariadna Drahomanova (future étudiante à la Sorbonne)
Dans la lettre qu’accompagnait ce poème en prose (envoi clandestin), Lessya Oukraïnka écrivait : « Je Vous demande de rechercher l’adresse de « La Réforme » ou d’un autre journal français radical ou socialiste (un qui ne soit pas franco-russe) et d’y envoyer promptement cette pièce ... J’aimerai qu’il y ai ne serait-ce qu’une seule protestation venue de Russie contre cette profanation de la poésie et du talent à laquelle se sont abaissé les Français cette année à Versailles... »

(Ce texte de 1896 est à ce jour inédit en France.)


* * *

Dès que j’ai eu l’honneur de lui être présenté, je racontais à Maria Matios cette anecdote historique de mutisme franco-oukraïnien (version courte). Bien qu’ayant promis de me tenir coi, je n’ai pas pu m’en empêcher : Mme Matios arrivait aphone au Festival des Littératures Européennes de Cognac 2012.




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